Mercredi 15 mai 2024

- Présidence de M. Franck Montaugé, président -

La réunion est ouverte à 13 h 30.

Pilotage de la consommation - Audition de M. Benjamin Bailly, directeur des marchés et de l'innovation de Voltalis, Mmes Claire Gaillard, analyse réglementaire et stratégie chez Voltalis et Natacha Hakwik, présidente de Luciole, M. Romain Benquey, référent sur les sujets de flexibilité au sein de Luciole, MM. Vincent Maillard, président d'Octopus Energy, et Sébastien Pialloux, vice-président Flexibility for One Retail d'Engie

M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de Natacha Hakwik, présidente de Luciole, accompagnée de Romain Benquey, référent sur les sujets de flexibilité, de Sébastien Pialloux, vice-président flexibilité Europe et Australie d'Engie, de Benjamin Bailly, directeur des marchés et de l'innovation chez Voltalis, accompagné par Claire Gaillard, analyste réglementaire et stratégie, et de Vincent Maillard, PDG d'Octopus Energy France.

Avant de vous donner la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Natacha Hakwik, M. Romain Benquey, M. Sébastien Pialloux, M. Benjamin Bailly, Mme Claire Gaillard et M. Vincent Maillard prêtent successivement serment.

M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nos travaux sont centrés sur le système actuel et son avenir. Sera-t-il en capacité de faire face à la demande et d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?

Le coeur de notre audition portera sur le pilotage intelligent de la consommation électrique et le développement qui peut en résulter en matière de la flexibilité de la demande. Quels services la flexibilité de la demande et le pilotage de la consommation rendent-ils au système électrique ? À quels enjeux répondent-ils ? Pourquoi sont-ils stratégiques dans le système électrique d'aujourd'hui et de demain ?

Le potentiel d'effacement de la demande représente un gisement évalué à au moins 15 térawattheures (TWh) d'ici à 2030, surtout dans le secteur résidentiel. Les particuliers vous semblent-ils suffisamment sensibilisés à ces questions ? Que pensez-vous de la multiplication des applications de suivi de sa consommation de type Écowatt, éco2mix ou encore Wattris ? Comment développer cette flexibilité de la demande ?

Nous vous proposons de présenter successivement votre travail et vos réflexions, dans le cadre d'un propos liminaire de cinq minutes, avant de vous laisser répondre aux questions du rapporteur et des autres membres de la commission.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci de votre présence. Notre commission d'enquête a pour objet la production, la consommation et les prix de l'électricité.

Nous nous intéressons également au mix de production, qui dépend bien entendu des évolutions de la consommation. Lors des précédentes auditions, d'assez fortes hausses de la consommation ont été annoncées, en raison notamment de l'électrification croissante des usages. Néanmoins, nous ignorons à quel moment débutera cette tendance, puisque nous assistons actuellement à une baisse, du fait à la fois de la sobriété, de la flexibilité ou encore de l'effacement - autant de comportements que nous avons intérêt à encourager.

Quel est votre regard sur l'évolution de la consommation dans les vingt prochaines années ? Comment pouvons-nous optimiser la consommation d'énergie et d'électricité ?

Mme Natacha Hakwik, présidente de Luciole. - Au nom de Luciole, je vous remercie de nous offrir l'opportunité de vous présenter les thématiques défendues par l'association. Parfois mal connues, elles sont pourtant majeures pour l'avenir du système énergétique français.

Dans mon propos liminaire, je présenterai rapidement l'association Luciole, sa vision de l'avenir du système énergétique français et les propositions qu'elle porte dans le débat public pour une meilleure maîtrise du prix de l'électricité payé par les entreprises et les résidents en France à horizon 2035 et 2050.

Nous pourrons ensuite répondre aux éventuelles questions des sénateurs sur le pilotage intelligent des consommations. C'est pour cette raison que je suis accompagnée de Romain Benquey, qui est l'un des plus grands experts de la flexibilité en France.

Luciole est l'Union pour une consommation intelligente et optimisée de l'énergie. C'est une association professionnelle regroupant une vingtaine d'entreprises, de la très petite entreprise (TPE) à l'entreprise de taille intermédiaire (ETI). Elles ont toutes développé des solutions qui permettent aux consommateurs domestiques, aux professionnels ou aux entreprises de mieux appréhender et de piloter leur consommation, de réduire leur empreinte carbone ou d'optimiser leurs coûts d'achat d'énergie.

Les membres de Luciole sont des acteurs reconnus de l'efficacité énergétique, des opérateurs de flexibilité, des éditeurs de logiciels en management de l'énergie, des fabricants de solutions d'autoconsommation solaire, des experts des marchés ou encore des courtiers en énergie. En particulier, Luciole représente sept des onze opérateurs d'effacement actuellement référencés par Réseau de transport d'électricité (RTE) et qui ne sont pas des émanations de fournisseurs d'énergie. Elle est donc l'association de référence en matière de flexibilité des consommations électriques.

Les travaux de l'association s'articulent autour de cinq axes majeurs pour l'avenir du système énergétique français. Le premier d'entre eux est celui qui nous intéresse aujourd'hui, à savoir l'essor des gisements de flexibilité de consommation électrique. Le deuxième est le renforcement des actions d'efficacité énergétique dans nos logements, les bâtiments tertiaires et tous les procédés industriels. Le troisième pan majeur est l'appropriation des données de consommation d'énergie. Le quatrième axe est le développement massif de l'autoconsommation solaire. Enfin, le cinquième est le renforcement de l'accès à l'électricité nucléaire produite en France au bénéfice de tous les Français, quel que soit leur fournisseur d'énergie.

Vous avez demandé au président d'EDF quelle était sa vision à horizon de 2050. Je me permets donc de vous partager celle de Luciole. Pour 2050, nous imaginons un système électrique qui repose sur une économie française totalement décarbonée, fondée sur deux piliers.

Le premier pilier est une consommation sobre et dont la forme horosaisonnière est optimisée par des tarifs de fourniture incitant à déplacer certains usages lorsque la production d'électricité, notamment d'origine renouvelable, est abondante. Le second pilier est un parc de production d'électricité majoritairement fondé sur des moyens de production d'origine renouvelable, incluant l'hydraulique et quelques centrales nucléaires.

Une clé de voûte soutient ces deux piliers : le gisement de flexibilité de la demande à hauteur de 15 gigawatts (GW) tel que RTE le stipule dans son rapport Futurs énergétiques 2050, et probablement quelques batteries qui permettront de pallier le manque de disponibilité du parc de production et des épisodes de pointe de consommation ou de surabondance d'énergie renouvelable.

Pour suivre cette stratégie, une trajectoire ambitieuse détaillée doit être tracée et l'atteinte des objectifs fixés doit faire l'objet d'un contrôle annuel par un organe indépendant - ce qui n'est absolument pas le cas aujourd'hui -, d'une publication des raisons qui expliquent l'écart et de son une éventuelle mise à jour. On en est très loin. Depuis les préconisations du rapport Poignant-Sido sur le développement de la flexibilité de consommation électrique, des objectifs avaient été définis. Ils ont été actualisés dans les différentes programmations pluriannuelles de l'énergie (PPE).

Malheureusement, ils n'ont pas donné lieu à une déclinaison adéquate dans la réglementation permettant de les atteindre et, excepté lors de la crise sanitaire, le retour d'expérience des acteurs n'a jamais correctement été pris en compte pour lever les points de blocage et corriger le tir.

Pourtant, sur le sujet de la flexibilité, la France a été pionnière en Europe et dans le monde. Elle a en effet introduit dans les années 1990 des tarifs de fourniture EJP (effacement des jours de pointe) qui avaient suscité un certain engouement des consommateurs. En 1996, 6 GW de flexibilité étaient activables au travers de ces tarifs : aujourd'hui, nous ne sommes plus qu'à 3,6 GW.

Par ailleurs, le cadre réglementaire français pour l'effacement de consommation est l'un des plus complets des États membres de l'Union européenne. Néanmoins, « complet » ne signifie pas applicable, ni pertinent, ni satisfaisant d'un point de vue économique. Il est donc légitime de se demander pourquoi les objectifs de développement fixés depuis le début du siècle n'ont pas été atteints.

M. Franck Montaugé, président. - Je vous invite à aller à l'essentiel.

Mme Natacha Hakwik. - Nous voulons insister sur le point suivant. Différents signaux sont envoyés aujourd'hui par le réseau de transport d'électricité : les appels d'offres Effacement (AOE), Tempo, Écowatt, l'EJP, les périodes de pointe 1 (PP1) et 2 (PP2).

Nous ne comprenons pas pourquoi ces signaux sont aussi nombreux ni quels en sont les critères déclencheurs. Or, cet état de fait empêche toute anticipation et nuit à la lisibilité pour le consommateur. En outre, ces signaux ne sont pas intégrés de manière pertinente aux prix de marché.

En voici un exemple : au mois d'avril 2024, il y a eu six jours AOE. Pourtant, les prix de marché étaient quasiment nuls. Il est par conséquent très difficile au consommateur de comprendre quelle action est attendue de lui. Nous proposons donc de créer un unique signal de tension, incluant éventuellement des niveaux de risque différents.

Nous attendons également que les prix de l'énergie et de la capacité à court terme sur les marchés reflètent strictement les tensions et qu'ils rémunèrent de manière pertinente les opérateurs de flexibilité.

Enfin, nous regrettons la forte complexité des règles, qui les rend difficilement applicables. Nous demandons donc un choc de simplification pour avancer plus vite. Nous souhaiterions que les spécificités de la flexibilité soient intégrées dans la loi, mais également dans les textes réglementaires. Je pense notamment à la flexibilité à la hausse et la prise en compte de la sous-mesure, qui permettraient d'avoir un gisement mieux exploité.

M. Sébastien Pialloux, vice-président Flexibility for One Retail d'Engie. - Je vous remercie de nous avoir invités à cette table ronde. Je concentrerai mon propos sur les consommateurs résidentiels et les petits professionnels. Par flexibilité, j'entendrai non seulement effacement, mais aussi modulation de la consommation, c'est-à-dire son décalage par anticipation ou retardement.

Nous sommes présents dans cinq pays - la France, la Belgique, la Hollande, l'Australie et, depuis récemment, l'Italie - pour proposer des solutions de flexibilité, à trois niveaux.

La flexibilité structurelle repose sur les contrats proposant une option « heures pleines et heures creuses ». La flexibilité comportementale consiste à inciter les clients à réduire leur consommation sur des plages horaires de forte tension, comme nous l'avons proposé cet hiver avec le programme Écodéfi. Enfin, la flexibilité dynamique s'appuie sur le pilotage de différents équipements - radiateurs ou voitures électriques, batteries domestiques - au sein d'une centrale électrique virtuelle, afin de les coordonner.

Nous identifions trois principaux facteurs d'évolution de la consommation d'électricité qui affecteront les réseaux électriques.

Le premier est la montée en puissance de la consommation, en raison de l'essor des pompes à chaleur et des véhicules électriques. Le deuxième est le décommissionnement des actifs non carbonés, qui concernera près de 50 TWh d'ici à 2050. Le troisième est la croissance des énergies renouvelables intermittentes.

Pour répondre à ces enjeux, on peut agir sur l'amont, via des batteries ou des méthodes de pompage-turbinage, ou sur l'aval, qui devrait permettre de gérer, d'après les estimations, deux tiers de la demande de flexibilité en France et en Europe à l'avenir.

Notre but est d'aider nos clients à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre et leur facture énergétique, en leur permettant de consommer mieux - c'est-à-dire au bon moment - et moins. Et dans ce cadre, le législateur a un rôle à jouer pour que nous puissions développer la flexibilité.

Nous identifions trois points de vigilance.

Premièrement, la législation, qui a été conçue dans un environnement stable et prévisible, doit désormais s'adapter à une production variable, en raison de la montée en puissance du renouvelable. Le terme d'effacement qui figure actuellement dans la loi pourrait ainsi être amené à évoluer.

Deuxièmement, nous devons réfléchir à l'accès aux données des équipements connectés. En effet, la flexibilité dynamique repose soit sur l'installation d'un capteur, soit sur des systèmes développés par des producteurs, qu'il s'agisse de batteries électriques au sein des véhicules ou de batteries domestiques. Or il sera nécessaire de pouvoir accéder à l'état de charge de la batterie.

Troisièmement, il faut s'interroger sur l'accès aux données de consommation, c'est-à-dire aux courbes de charge. La flexibilité dynamique devra s'appuyer sur des pas de consommation très fins, à la minute ou à la seconde. Mais pour l'heure, Enedis ne transmet que des données mensuelles.

Nous avons donc trois propositions.

La première est de modifier le code de l'énergie, pour remplacer la notion d'effacement par celle de modulation de la consommation à l'article 271-2.

Deuxièmement, il importe que les coûts d'accès aux données reflètent les moyens techniques mis en place par les producteurs de données pour les échanger avec l'environnement.

Troisièmement, la facturation sur courbe de charge repose actuellement sur l'opt-in : le consommateur doit accepter de confier au fournisseur ou à des tiers ces données. Nous suggérons plutôt un mécanisme d'opt-out, grâce auquel nous aurions par défaut accès à ces données, tout en permettant au consommateur de s'y opposer.

Par ailleurs, pour les cas où l'ensemble de la chaîne de données ne serait pas transmise, il sera important d'établir des mesures de complétude afin de disposer de règles de facturation opposables.

M. Benjamin Bailly, directeur des marchés et de l'innovation de Voltalis. -Je vous remercie de cette invitation qui me donne l'opportunité de parler d'un nouveau métier. Pilier de la politique climatique, même s'il est plus discret que le renouvelable et le nucléaire, nous parlons en effet ici d'un élément indispensable : le pilotage intelligent des consommations dans le bâtiment.

D'immenses défis énergétiques sont attendus pour le système électrique d'ici à 2035 et a fortiori 2050. Nous avons déjà longuement parlé de la croissance des énergies renouvelables, de la hausse de la demande en électricité et de l'électrification de nouveaux usages.

Pour répondre à ces défis, nous avons besoin de flexibilité. Dans le passé, les centrales thermiques, dont nous souhaitons tous nous passer, étaient le principal levier de flexibilité. Nous avons désormais une autre solution : le pilotage intelligent de la consommation, qui est selon nous la pierre angulaire d'un système électrique français efficace et résilient.

Désormais, la flexibilité réside dans les bâtiments. (M. Benjamin Bailly projette une diapositive.) Vous voyez là deux éléphants dans la pièce : le chauffage dans le résidentiel et dans les bâtiments tertiaires, qui représentent un potentiel de flexibilité de consommation de 40 %.

Pour mobiliser ce gisement, il faut à la fois des automates et des opérateurs. Les premiers offrent une plus grande de fiabilité en évitant de dépendre du consommateur pour procéder à l'effacement quand les signaux arrivent. Ils sont également une garantie de facilité pour les consommateurs, dont on n'attend pas qu'ils deviennent des experts ou des traders de l'énergie, qui suivraient en temps réel l'évolution du prix de l'électricité ! Aucun risque n'est ainsi transféré vers eux. Mais pour cela, nous avons besoin de nouveaux acteurs : les opérateurs d'effacement. C'est le coeur de métier de Voltalis.

Les opérateurs d'effacement doivent s'engager pour porter les investissements nécessaires à la mise en place des automates qui permettront de piloter la consommation. Nous sommes donc des experts de la consommation intelligente.

Voltalis installe chez les particuliers un petit boîtier (M. Benjamin Bailly présente un boîtier.) particulièrement discret qui connecte l'ensemble des équipements flexibles - radiateurs, pompes à chaleur, ballons d'eau chaude. Il permet au consommateur de suivre sa consommation et de piloter ses différents usages. Nous lui offrons également des conseils et diagnostics sur sa consommation.

Mais ce thermostat est aussi un boîtier d'effacement. Il est connecté en temps réel à RTE et peut creuser l'intégralité de la courbe de charge en France au moindre signal, pour répondre à tout aléa sur le réseau - sous-production, volatilité des énergies renouvelables.

Nous installons gratuitement le boîtier chez les particuliers, sans abonnement, car Voltalis est payé pour les services rendus au réseau électrique.

Cette solution fonctionne, à grande échelle et rapidement. Nous travaillons avec plus de 600 collectivités locales. Nous avons également équipé les bâtiments de bailleurs, notamment en Essonne.

Nous avons ainsi pu nous engager auprès de RTE à hauteur de 1 GW d'ici deux ans. C'est beaucoup, mais nous pourrions aller dix fois plus vite et répondre aux problématiques du réseau électrique.

Nous recommandons donc une trajectoire ambitieuse pour l'effacement dans les bâtiments. À horizon de la prochaine PPE, d'ici à 2030, nous devons viser un gisement de 15 GW. Ce gisement est sans regret puisqu'il est à l'avantage, d'abord, des utilisateurs équipés de notre solution, qui économisent environ 15 % d'énergie par an, mais aussi de tout le monde. (M. Benjamin Bailly présente une nouvelle diapositive.). En effet, il en résulterait une baisse du prix de marché de l'électricité, ce qui permettrait aux fournisseurs d'acheter l'électricité moins cher - ce qui profiterait éventuellement à leurs clients. Une étude que nous avons commandée à un cabinet externe a démontré qu'en pilotant 10 GW de consommation, on pourrait avoir un bénéfice de 1,5 milliard d'euros sur les coûts d'approvisionnement par an pour les consommateurs français.

Pour accélérer cette technologie de pilotage de l'intelligence de la consommation, il convient d'abord de maintenir les appels d'offres effacement tels qu'ils existent aujourd'hui, en renforçant leurs ambitions en matière de volume. Pour les aligner sur les politiques pluriannuelles de l'effacement, il faudrait viser 15 GW à horizon de 2030. Ces appels d'offres maintiennent la confiance des investisseurs avec une visibilité pluriannuelle.

Ensuite, il est important de donner à l'effacement et au pilotage de la consommation les bons signaux pour s'activer sur les marchés et ainsi être rétribués dans le cadre du principe du merit order.

Sur la diapositive, la courbe représente ce qu'il s'est passé sur les heures pleines ces douze derniers mois sur le marché spot de l'énergie. Celui-ci a fortement varié. En revanche, la courbe du versement fournisseur - le montant reversé par les opérateurs d'effacement à RTE dans le cadre de leur activation sur le marché d'énergie - est restée sans discontinuité supérieure au prix spot. Ainsi, bien qu'une technologie soit installée et puisse aider à la sobriété et au pilotage de la consommation, elle n'a pas pu s'activer pendant les dix-huit derniers mois du fait de signaux mal calibrés, qui récompensent mal les consommateurs et le marché de l'électricité.

M. Vincent Maillard, président d'Octopus Energy. - Je vous remercie de nous auditionner.

Octopus Energy est une entreprise présente en France depuis huit ans. Nous desservons 280 000 compteurs en France. Le rapport annuel 2023 du médiateur de l'énergie nous reconnaît comme le fournisseur le plus fiable au regard des taux de litiges, ce qui témoigne de notre sérieux. Le groupe dessert 8 millions de compteurs dans le monde, et développe une technologie et une plateforme au service d'autres fournisseurs, en équipant 50 millions de compteurs. Nous sommes très présents dans le domaine de la flexibilité et investissons dans la production, avec des innovations autour du véhicule électrique, de la pompe à chaleur ou encore des interconnexions. Octopus Energy est présent dans huit pays dans le monde, dont les plus grands pays européens, notamment le Royaume-Uni.

La flexibilité est la clé de voûte de la transition énergétique. Elle n'est pas une nouveauté. Dans les années 1990, une demande aléatoire, fortement dépendante de la météo, a émergé avec le développement du chauffage électrique. Il a donc fallu adapter la production de base nucléaire. C'est alors que des innovations sont apparues, comme l'EJP.

Néanmoins, ce sujet a pris une importance croissante, en raison de l'électrification des usages, qui entraînera une hausse de la demande d'électricité. Par ailleurs, les énergies non carbonées les plus facilement mobilisables sont les énergies renouvelables, qui sont aléatoires. Si le photovoltaïque est relativement prévisible, c'est moins le cas de l'éolien.

On doit donc s'adapter. Or, contrairement aux années 1990, notre capacité de modulation via l'hydraulique ne pourra pas croître en proportion - d'où la nécessité de développer ces offres de flexibilité.

La possibilité d'agir sur la flexibilité passe désormais du côté du client. Le fournisseur aura un rôle clé à jouer en la matière. Pour cela, il importe avant tout d'établir un lien de confiance. En tant que fournisseur le plus fiable de France, Octopus Energy bénéficie d'une relation privilégiée avec ses clients. M. Bailly a évoqué l'enjeu relatif aux données : 95 % de nos clients, au bout d'un an, acceptent de nous donner accès à leur courbe de charge. Plutôt que de penser au travers du prisme de l'obligation, bâtissons la confiance.

Quand RTE a retenu Octopus Energy, aux côtés de TotalEnergies et d'EDF, pour l'appel d'offres sur l'effacement, nous avons envoyé un mail à nos 150 000 clients résidentiels. Près de 20 % d'entre eux, soit 30 000 personnes, y ont immédiatement souscrit. Pourtant, seuls 2 millions de foyers étaient clients de l'EJP à l'époque. Nous n'avons pas eu à installer de boîtiers. Il a suffi de leur envoyer de simples messages pour qu'ils répondent à l'appel.

Par ailleurs, on parle beaucoup de flexibilité, mais la sobriété - qui consiste à baisser sa consommation globale - est un élément très important. Nous avons lancé une offre encourageant à la réduction de la consommation, avec une incitation monétaire. Cela fonctionne aussi, de manière complémentaire avec la flexibilité. D'après nos estimations, nos clients réduisent leur consommation d'environ 5 % à 10 % par rapport à leur précédent contrat. La sobriété représente donc un levier important.

Au-delà de la sobriété, il y a l'effacement, et plus largement la flexibilité.

M. Franck Montaugé, président. - Je vous invite à conclure.

M. Vincent Maillard. - J'en viens à nos recommandations.

Premièrement, il faut intégrer la réforme à la réforme globale du marché de l'électricité et au cadre post-Arenh (accès régulé à l'électricité nucléaire historique). Le projet de réforme n'est pas stable. Il risque de profiter à certains acteurs, ce qui nuirait à la confiance des consommateurs.

Deuxièmement, nous devons rendre le marché simple, concurrentiel et prévisible. Le tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe) n'est pas aligné sur les différents horaires, qui varient également selon les dispositifs. Il faut simplifier ces dispositifs.

Troisièmement, il est nécessaire de renforcer la coordination entre les acteurs.

Quatrièmement, facilitons l'accès aux données. Ramener leur délai de transmission de J+2 à J+1 serait déjà un grand progrès.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Messieurs Maillard et Pialloux, pensez-vous que le prix est un facteur incitatif fort pour encourager les clients à réduire leur consommation d'électricité ? Quelle est la part de vos clients ayant souscrit à un contrat modulable ?

L'affichage du prix de l'électricité en direct depuis l'application mobile du fournisseur permettrait-il d'influencer les comportements des consommateurs ?

Enfin, devrions-nous obliger les fournisseurs à proposer des contrats incitatifs à la flexibilité et à la sobriété ?

M. Sébastien Pialloux. - Tous nos contrats offrent une option heures pleines et heures creuses. Je vous propose de transmettre la part exacte de contrats modulables à l'issue de cette commission.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ne pouvez-vous pas l'estimer ?

M. Sébastien Pialloux. - Je ne préfère pas me prononcer.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Rassurez-moi : ce n'est pas 5 % ?

M. Sébastien Pialloux. - Non, ce n'est pas 5 %. En revanche, comme l'ont déjà souligné les travaux de votre commission, le mécanisme d'heures pleines et d'heures creuses ne reflète pas toujours ce qui se passe dans la réalité. Avec l'arrivée graduelle du photovoltaïque, en fonction de l'ensoleillement, les prix peuvent être quasiment nuls en milieu de journée : il vaut alors mieux faire chauffer son eau à midi plutôt qu'en pleine nuit. Dans d'autres pays, notamment en Australie, les prix sont négatifs pendant la journée. Les personnes qui consomment sur ces heures sont finalement rémunérées. Il faut donc faire évoluer ce mécanisme.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Comment faut-il le faire ? L'obligation de proposer des contrats incitatifs pourrait-elle répondre à ce problème ?

M. Sébastien Pialloux. - Il faut donner accès à l'information, mais cela nécessitera des investissements importants dans les systèmes informatiques pour donner un signal tarifaire en direct. De cette manière, nous donnerions de la prévisibilité aux clients. C'est ce qu'on a fait cet hiver avec Ecodéfi. Lorsque l'on savait que le réseau électrique serait chargé le lendemain, nous envoyions un mail à nos clients pour les informer que ceux qui réduiraient le plus leur consommation sur une plage horaire donnée auraient droit à une réduction sur leur facture. Ce mécanisme s'appliquait aux particuliers et aux professionnels. Il a permis d'effacer près de 3 GW. C'est donc un système qui fonctionne, mais donner accès à l'information en temps réel depuis une application mobile nécessitera d'importants investissements.

M. Vincent Maillard. - Je vous transmettrai les chiffres exacts, mais près de 50 % de nos clients ont souscrit à une option heures pleines et heures creuses. Nous avons proposé à l'ensemble de nos clients une offre d'effacement. Ceux qui ont choisi cette possibilité l'ont activée.

Votre question sur le signal-prix est double : sous quelle forme et à quel moment devons-nous l'envoyer ? En réalité, quand nous récompensons les clients qui réduisent leur consommation, nous leur envoyons un signal-prix.

Une adaptation de la législation serait d'ailleurs sans doute nécessaire pour enrichir les mécanismes de signal tarifaire. Faire payer davantage les consommateurs quand l'électricité coûte plus cher n'est pas la seule solution. Il existe d'autres manières de les inciter à réduire leur consommation.

Vous demandez s'il faut rendre obligatoires les offres d'effacement. Je pense que cela mérite un débat plus approfondi. Ce n'est pas notre position, car elle nous isolerait du reste du marché.

Mme Natacha Hakwik. - Plusieurs chiffres démontrent que le facteur prix a un effet sur la consommation des Français. D'abord, on a compté 250 000 nouvelles installations d'autoconsommation depuis la crise sanitaire, soit un doublement de leur nombre. Les Français se sont donc saisis du sujet quand ils ont vu que leur facture flambait et ont décidé de produire à titre individuel.

Ensuite, la sobriété énergétique a atteint 10 %, dépassant tous les pronostics. Ni RTE, ni Enedis n'estimaient possible, avant la crise sanitaire, un tel taux. Pourtant, les Français l'ont fait.

Enfin, les gisements de flexibilité ont quasiment doublé depuis la crise sanitaire.

Quand la facture des Français augmente, ils cherchent toutes les solutions possibles et imaginables pour la réduire. Les membres de Luciole s'en satisfont en développant leurs solutions.

Concernant l'obligation de proposer des contrats de flexibilité ou de sobriété, je vous répondrai qu'il serait sans doute peu productif de demander à un confiseur de vous aider à réduire votre consommation de sucre !

Des opérateurs tiers d'effacement offrent la possibilité aux consommateurs de profiter de la volatilité des prix de gros. En effet, les prix de gros retranscrivent des coûts de production et des tensions sur la consommation. Les consommateurs qui le souhaitent peuvent ne plus être exposés à ces prix extrêmes en valorisant leur flexibilité. Ils bénéficient ainsi d'un prix de fourniture de détail dérisqué et plus intéressant.

C'est ainsi qu'il faut voir les choses. J'espère sortir de cette audition en ayant fait comprendre à quel point la flexibilité permet de lisser les prix de détail tout en assumant que les prix de gros puissent connaître des variations importantes parce qu'ils retranscrivent des coûts ou des tensions.

M. Romain Benquey, référent sur les sujets de flexibilité au sein de Luciole. - Vous entendez d'un côté les fournisseurs qui défendent plutôt une incitation envoyée via leurs tarifs, et de l'autre, des opérateurs d'effacement qui sont plus enclins à voir leur activité se développer sans s'appuyer sur le tarif, c'est-à-dire en valorisant la flexibilité directement sur les marchés de gros et les marchés de RTE.

Il est important de ne pas opposer les deux visions, car elles sont complémentaires. On a évoqué les heures pleines et les heures creuses, les EJP et Tempo. On parle ici de décaler de gros blocs de consommation des heures pleines vers les heures creuses, ou d'annuler la consommation tout simplement les jours rouges. Le système électrique en a eu besoin, et ce sera encore le cas. Le tarif n'est pas le seul outil pour y parvenir, mais il est efficace.

En revanche, RTE nous parle dès demain de production renouvelable avec des blocs horaires, d'une montée en puissance du solaire puis de sa décroissance le soir, de l'éolien qui s'éteindra d'un coup. Or le tarif envoie des incitations à la maille de plusieurs heures. On ne pourra pas avoir cette finesse. C'est la raison pour laquelle les effacements pilotés, qui réagissent à des signaux autres que le tarif, apportent une brique supplémentaire dont nous n'avions pas besoin par le passé.

Souvenons-nous qu'il y a deux types de besoins : celui du passé, auquel il faut toujours répondre et celui de l'avenir, qui demandera une bien plus grande finesse.

Le consommateur ne pourra être laissé dans l'incertitude quant au prix qu'il devra payer son électricité à quelques minutes près, parce qu'un nuage est passé sur la France et que la consommation photovoltaïque de plusieurs gigawatts a été décalée. Certains opérateurs peuvent dérisquer, en réagissant automatiquement aux signaux afin d'équilibrer le système de manière journalière.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Monsieur Pialloux, vous indiquez qu'il faudrait remplacer le mot « effacement » par « modulation » dans le code de l'énergie. Pouvez-vous revenir sur cette proposition ?

Vous êtes favorable à la remontée automatique des courbes de charge aux fournisseurs, sauf opposition explicite du consommateur. Monsieur Maillard, j'ai senti que ce n'était pas votre cas. Quelle est votre position respective ? Selon nous, il s'agirait d'une amélioration non négligeable dans le pilotage de la consommation.

M. Sébastien Pialloux. - Concernant la rédaction du code de l'énergie, l'effacement est aujourd'hui un renoncement. Il est synonyme d'une consommation à la baisse. Or la modulation permet d'anticiper une consommation, ce qui revient à une augmentation, compensée plus tard par une diminution. En Australie, par exemple, les clients ont intérêt à consommer lorsque les prix tangentent vers zéro : on observe alors une hausse de la consommation et non un effacement.

M. Vincent Maillard. - Nous ne sommes pas favorables à l'obligation de transmission des courbes de charge. Nous sommes pour la liberté des clients. Le système actuel nous convient.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il s'agirait simplement de changer la nature de la remontée. Actuellement, nous ne remontons que les informations que les clients acceptent de transmettre. Ils seraient tout à faire libres de refuser l'accès à leurs données.

M. Vincent Maillard. - Disons que le passage de l'opt-in à l'opt-out n'est pas notre combat. Nous voulons avant tout que le Gouvernement contribue à la création d'un lien de confiance entre les clients et les fournisseurs.

Mme Natacha Hakwik. - Monsieur le rapporteur, vous soulevez un sujet majeur. Le fonctionnement en opt-in a pour conséquence que lorsqu'un consommateur s'intéresse à sa consommation - ce qui est de plus en plus le cas - et qu'il interroge un fournisseur ou un opérateur de service, celui-ci va tenter de récupérer l'historique de ses courbes de charge pour l'analyser. Mais si le consommateur n'a pas expressément autorisé l'enregistrement de sa consommation dans le compteur et sa transmission au gestionnaire de réseau, alors l'opérateur de service ou le fournisseur est dans l'incapacité de les récupérer. Il doit attendre un an, parfois deux ans.

Nous proposons donc que la consommation soit par défaut enregistrée dans le compteur, et transmise à Enedis - qui, je le rappelle, est une entreprise publique : il ne s'agit pas de confier des données à Google ! Ainsi, lorsque le consommateur a besoin d'une analyse, l'opérateur ou le fournisseur peut y accéder après en avoir obtenu l'accord. Cela fait dix ans que nous défendons cette idée. Des rapports du comité de prospective de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) l'ont également réclamé. Pourtant, rien ne bouge. Nous serions très heureux de lever enfin cette barrière.

M. Benjamin Bailly. - Soyons attentifs à ne pas instaurer des engagements par défaut à l'insu du consommateur. Par ailleurs, concernant la modulation, prenons garde à ne pas établir un cadre pour consommer plus. La sobriété reste importante.

M. Daniel Salmon. - La flexibilité est un élément essentiel pour sortir des énergies fossiles. Vous avez aussi parlé d'efficacité et rappelé que la problématique de la chaleur est un facteur important de la pointe de consommation. Ne devrions-nous pas également travailler sur l'inertie ? De plus en plus de logements sont très bien isolés, mais restent sensibles à l'arrêt de la production de chaleur.

La production solaire est effectivement plus fluctuante. On peut tout de même prévoir la pointe : on sait que c'est une production en cloche. Ne pourrions-nous pas définir un mécanisme d'heures creuses alignées sur la pointe solaire, de même que, pendant longtemps, celles-ci correspondaient aux horaires de production des centrales nucléaires ? Les prévisions météorologiques, à dix jours, peut-être davantage à l'avenir, permettent d'estimer la production. Elles pourraient s'articuler à des tarifs préférentiels adaptés.

Avez-vous des chiffres précis sur l'évolution de l'autoconsommation ? Vous avez évoqué 250 000 foyers supplémentaires depuis la crise sanitaire. Quelle production cela représente-t-il ? Est-elle intégrée à la production totale du pays ?

Enfin, l'ambition d'un programme nucléaire massif n'est-elle pas contradictoire avec la volonté d'une plus grande flexibilité ?

M. Franck Montaugé, président. - Monsieur Bailly, vous avez indiqué que nous pourrions viser 15 GW d'ici à 2030. Vouliez-vous dire 15 TWh ?

M. Benjamin Bailly. - Non, ce sont des gigawatts pour la pointe.

M. Franck Montaugé, président. - Nous pourrions donc nous passer de 15 GW de production par rapport à l'ensemble du parc ?

M. Benjamin Bailly. - Cela signifie que l'on peut baisser la pointe hivernale du matin et du soir d'environ 15 GW et assurer la résilience et l'efficience du réseau électrique en attendant l'émergence des programmes nucléaires d'ici à 2035.

M. Franck Montaugé, président. - Pour ma part, j'avais en tête 15 TWh d'ici à 2030 chez RTE.

M. Benjamin Bailly. - Après 2035, le parc nucléaire sera plus important, de même que le parc renouvelable - par nature volatil. Nous aurons besoin de flexibilité pour gérer cette volatilité et les pics de prix, afin d'éviter que le consommateur final en pâtisse. La flexibilité lissera les fortes variations liées à la volatilité du renouvelable.

M. Romain Benquey. - Si on crée des heures creuses solaires - ce qui est souhaitable - il est peu probable qu'on crée plusieurs heures creuses à 11 heures, 11h30, 12 heures... Or si vous envoyez un signal au consommateur en lui disant qu'il est très peu cher de consommer entre 11 heures et 14 heures, vous ne savez pas quand la consommation sera décalée : 11h01, 12h37... C'est laissé à l'appréciation du consommateur.

Avec des outils comme la notification d'échanges de blocs d'effacement (Nebef) et une définition de l'effacement étendue à la modulation, on peut, non seulement au sein des heures creuses, mais au sein de chaque quart d'heure - soit le pas de temps de fonctionnement des marchés vers lequel on tend -, connaître la forme de la consommation naturelle. Pour baisser les prix et lisser au maximum avec la montée en production du solaire - qui, chaque minute, est différente - on peut déplacer les blocs de consommation d'un quart d'heure vers l'autre... On atteint un degré de raffinement supérieur, pour encore optimiser au sein des heures creuses.

Cela aura encore plus de valeur : RTE parlait de plusieurs gigawatts. Il y a une rampe. La production solaire va, chaque minute, ajouter des mégawatts de production. Avec des outils élaborés, on pourra décaler la consommation. Actuellement, ce sont surtout des usages thermiques, mais demain les véhicules électriques, les pompes à chaleur et les batteries résidentielles vont permettre de déplacer la consommation. On n'aura même plus besoin de renoncer à la consommation avec ou sans perte de confort ; on pourra déplacer énormément de consommation - et cela se compte en térawattheures. On pourra mesurer précisément l'énergie déplacée, à partir d'une capacité installée de plusieurs gigawatts, pour éviter les surcoûts liés au besoin de suivre cette rampe verticale. On va au-delà des heures pleines et creuses.

M. Sébastien Pialloux. - Nous sommes assez favorables à l'idée de travailler sur l'inertie et l'isolation.

Il existe une flexibilité structurelle heures pleines-heures creuses, définie une fois pour toutes sur l'année ; sur des plages plus courtes, cela relève du comportemental ; et sur des plages encore plus courtes, c'est plus dynamique avec les centrales électriques virtuelles. Avec ces trois types de flexibilité, on doit pouvoir arriver à couvrir ce genre de situations.

Je n'ai pas de chiffres sur la part d'autoconsommation.

Engie n'est pas présente en France en ce qui concerne le nucléaire. Nos scénarios, d'ici à 2050, prévoient une augmentation de la consommation d'électricité de plus de 40 % par rapport à aujourd'hui. Le programme nucléaire permettra aussi de remplacer la sortie de centrales.

Les scénarios actuels reposent sur les usages que nous connaissons : voiture électrique et pompe à chaleur. Qu'en sera-t-il des usages futurs, notamment de la consommation des data centers liés à l'intelligence artificielle ? Ce sera une question pour les pays hébergeant ces data centers. Nous n'en sommes qu'aux prémices ; de nouvelles consommations peuvent survenir.

M. Daniel Salmon. - C'est un sujet de société !

M. Vincent Maillard. - Selon certains, le nucléaire serait tellement merveilleux qu'il rendrait inutile le besoin de flexibilité. C'est complètement faux. Dans les années 1990, l'électricité nucléaire et le chauffage électrique se sont développés en parallèle de l'EJP ou de Tempo, des offres de flexibilité, car un moyen de base ne répond pas à la pointe. La seule manière d'avoir une demande qui fonctionne pendant 500 à 1 000 heures, ce sont les moyens fossiles. Quel que soit l'état de la nature, nous aurons besoin de flexibilité.

Mme Natacha Hakwik. - L'autoconsommation est un régime datant de 2016 en France, issu du dispositif d'obligation d'achat de 2006. Actuellement il y a 400 000 installations, dont 250 000 implantées il y a moins d'un an et demi. Cela montre l'engouement des Français au regard de l'augmentation des prix de l'énergie. À titre de comparaison, l'Allemagne compte 4 millions d'installations, les Pays-Bas ont dépassé les 3 millions. Il n'y a donc pas moins d'autoconsommation dans les pays du Nord. Le marché espagnol a démarré en 2021, et compte 500 000 installations : il nous a déjà dépassés alors que son cadre réglementaire date de moins de deux ans.

Nous portons des propositions pour lever les barrières à l'autoconsommation. Aujourd'hui, l'obligation d'achat, principal contrat choisi par les Français lorsqu'ils installent des panneaux solaires, prévoit que l'énergie produite est intégrée dans le portefeuille d'approvisionnement d'EDF. Je ne suis donc pas capable de vous dire combien cela représente en puissance et en énergie.

M. Franck Montaugé, président. - La flexibilité fait l'objet, en termes de propositions de services et de technologies, d'un marché à part entière, dont vous êtes des acteurs. Sur quelle base vous rémunérez-vous, sans rentrer sans les détails ? Sur les économies réalisées par le consommateur ?

M. Benjamin Bailly. - Nous avons un business model simple. Nous supportons l'investissement des automates permettant de piloter la consommation et de faire des économies d'énergie. En moyenne, avec notre solution, les gens réalisent 15 % d'économies d'énergie par an. En échange, nous captons les revenus liés au service rendu au réseau électrique sur les différents marchés de l'électricité : mécanisme de capacité, mécanisme Nebef...

M. Romain Benquey. - Les modèles sont variés dans notre association qui représente plusieurs membres. Les opérateurs de flexibilité ont la possibilité d'intervenir sur les marchés de gros - j'inclus les services de RTE, même si c'est un peu différent. En intervenant sur ces marchés, ils sont rémunérés pour les volumes de flexibilité activés. Cela n'empêche pas le consommateur d'avoir un tarif de détail qui peut rester assez plat, ou moins exposé. C'est l'opérateur qui prend le risque d'aller sur le marché, de piloter la demande pour acheter et vendre de l'électricité, comme un producteur peut le faire sur le marché de gros et se rémunérer avec. Le consommateur n'a pas forcément à endosser ce risque.

M. Franck Montaugé, président. - Vous contractualisez, par exemple, avec un gros consommateur, et vous intervenez auprès de lui et sur le marché ?

M. Romain Benquey. - Oui. Il y a différentes rémunérations possibles sur le marché : les rémunérations capacitaires, plutôt assurantielles, nous rémunèrent au cas où le système a besoin de nous ; tandis qu'avec les rémunérations de type énergie, l'opérateur est payé pour les blocs d'énergie activés et donc récupère ses revenus. Cela permet de financer le coût pris en charge par la plupart des opérateurs, au bénéfice du consommateur.

M. Vincent Maillard. - Les clients consomment un peu moins à un moment et reportent leur consommation : c'est une modulation de la flexibilité.

Lorsque nous incitons, nous achetons un peu moins d'énergie lorsqu'elle est chère, et plus quand elle est peu chère. Sur les marchés ou auprès de nos contreparties, nous aurons un prix d'achat plus faible et gagnerons ainsi par la baisse de notre coût d'approvisionnement. On en restitue une part aux clients - actuellement, presque 100 %. À terme, on en prend une partie pour développer notre modèle et fournir d'autres services aux clients comme de l'énergie verte. Nous vendons toujours strictement en dessous du tarif réglementé de vente.

M. Franck Montaugé, président. - Vous vous substituez au fournisseur ?

M. Vincent Maillard. - Nous sommes fournisseurs.

M. Franck Montaugé, président. - À la fois d'énergie et d'outils de pilotage associés ?

M. Vincent Maillard. - Tout à fait. Certains pensent que les confiseurs vendent des sucreries en permanence. Nous, notre métier est de vendre du moins sucré et d'aider les gens à moins consommer. C'est très simple : nous avons un coût d'approvisionnement plus faible, et on le restitue au client.

M. Franck Montaugé, président. - Quelle est la limite entre l'économie « délibérée », possible, et l'économie contrainte ? Certains clients peuvent s'y retrouver par rapport à des solutions de flexibilité, d'autres n'en ont pas les moyens. Est-ce un sujet qui vous importe ? C'est un peu la dimension sociale du sujet...

M. Romain Benquey. - Les deux sont souvent liés, car la plupart des opérateurs proposent en plus du service de modulation un service soit de conseil, soit de programmation, par les thermostats connectés, pour faire des économies. Certains clients, grâce à la programmation, réalisent des économies jusqu'à 20 ou 30 %. Ce n'est pas un prérequis. Ceux qui se chauffent déjà en deçà de ce qu'ils voudraient ou ne gaspillent pas peuvent être équipés de services de flexibilité. Pour du décalage de consommation, sans renoncement au confort qui est parfois minime, on peut déplacer des blocs de consommation, apporter des services au réseau et au marché et obtenir une rémunération. Les deux sont liés, mais peuvent vivre aussi l'un à côté de l'autre. Même si un consommateur ne fait pas preuve d'une grande sobriété, cela peut engendrer de la flexibilité et on peut lui apporter le service.

Mme Natacha Hakwik. - Lorsqu'on arrête une solution de chauffage dans un logement mal isolé, il y a moins d'inertie, donc une perte de chaleur beaucoup plus rapide et une perte de confort. Évidemment, il y a un lien ; c'est la raison pour laquelle il faut isoler les logements.

M. Sébastien Pialloux. - Différents modèles de rémunération coexistent chez Engie. Avec la flexibilité comportementale, on rémunérait les clients les plus vertueux.

En France, avec la flexibilité dynamique liée aux radiateurs électriques, nous installons à nos frais un boîtier. C'est gratuit pour le client, qui a accès à des services pour mieux gérer sa consommation d'énergie. En général, la consommation est réduite de 15 à 20 %. Nous nous rémunérons ainsi sur les recettes de flexibilité. Pour que ce soit rentable, il faut avoir un certain volume.

M. Benjamin Bailly. - On parle de confort des utilisateurs. Pour atteindre des gigawatts, il faut gérer une grande masse, soit 15 à 30 % des consommateurs, et non 1 ou 2 %. Il faut le faire régulièrement et sans que nos clients s'en rendent compte. C'est très important. Dans les années 1980 et 1990, cela a fonctionné avec les contacteurs d'eau chaude heures pleines-heures creuses : les consommateurs ne savaient même pas qu'ils avaient cela.

Nous devons avoir des experts opérateurs qui prennent la main en préservant le confort, c'est-à-dire en sachant comment économiser selon les logements. Grâce à nos données, nous savons si les personnes peuvent supporter 4, 20 ou 30 minutes d'arrêt, car tous les logements ne sont pas isolés de la même façon. Pour parvenir une masse, il ne faut pas toucher au confort. C'est un sujet-clé.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Le mécanisme Nebef vous semble-t-il efficient et adapté ? En cas de prix bas, voire très bas, on a l'impression que l'opérateur n'a pas intérêt à faire d'effacement, alors qu'on pourrait en avoir besoin. Et en cas de prix haut, il a intérêt à en faire beaucoup, alors que cela pourrait ne pas se justifier. Même si c'est votre business, ne faudrait-il pas revoir le Nebef ?

M. Benjamin Bailly. - C'est un marché qui envoie le bon signal, à savoir le signal prix, avec la limite du versement : lorsque le versement est calculé sur des bases différentes de la réalité du prix, les opérateurs ne peuvent pas faire d'effacement sur les marchés.

M. Romain Benquey. - Je suis ravi que vous nous interrogiez sur le Nebef, sujet qui cristallise de nombreuses tensions. Certaines parties ont des positions extrêmement contrastées sur le sujet, y compris sur le versement. Sans entrer dans le détail du versement, sur lequel on pourrait passer des années - la France n'est toujours pas sortie de ces discussions -, le mécanisme fonctionne. Il a été créé il y a dix ans, alors qu'il fallait écrêter les pointes. Actuellement, on a besoin de décaler de la consommation ; ce mécanisme ne sait pas le faire et c'est normal. À l'époque, ce besoin n'existait pas.

Il faut rafraîchir le mécanisme et le compléter pour qu'il soit capable de tenir pour cette deuxième génération de flexibilité de la demande.

Comme les marchés de gros, le Nebef a connu, ces dernières années, le choc des prix extrêmes, en hauteur et en volatilité. Ce choc n'était pas prévu. Comme sur les marchés de gros, cela a eu des conséquences inattendues et plutôt négatives. On s'est retrouvé avec un signal de versement qui n'avait plus rien à voir avec la valeur de l'électricité à un instant T.

Comme le marché de gros, le versement mérite une réforme - qui n'est pas forcément liée à notre accord ou non avec son niveau et sa structure. Il faut plutôt savoir si le niveau de versement et la façon dont il est construit lui permet de résister aux chocs, maintenant que nous savons que le marché peut s'emballer. Il faut adapter la formule de versement pour être sûr que le signal d'effacement est bien celui du prix de l'électricité à un instant T et non un an avant ou après. Il doit refléter les fondamentaux du moment.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Le mécanisme de capacité - et les appels d'offres en découlant - doit s'achever en 2026. Faut-il le reconduire à l'identique ou le réformer ? Comment ? Le principe de l'appel d'offres est-il bien adapté au développement d'une filière d'effacement ? Un guichet ouvert fondé sur un complément de rémunération capacitaire ne serait-il pas plus adapté ?

M. Romain Benquey. - Le marché de capacité et les appels d'offres effacement sont actuellement deux sujets différents. Collectivement, nous le regrettons. Il fut un temps où l'appel d'offres effacement n'était qu'un complément financier au marché de capacité, qui avait vocation à booster les capacités d'effacement en leur accordant une meilleure rémunération capacitaire.

C'est la première demande que nous portons sur le mécanisme de capacité et l'appel d'offres : refusionner les deux pour que l'appel d'offres effacement soit bien un signal prix, un complément de rémunération par rapport à un produit clair et connu de tous. L'appel d'offres effacement existe depuis 2008, avec chaque année un cahier des charges différent : il a fallu s'approprier, chaque année, un nouveau produit. C'est complexe et néfaste au développement de la filière. Nous aimerions donc le réintégrer au marché de capacité.

Nous souhaitons avoir de la visibilité sur le prochain marché de capacité, qui selon nous pourrait prendre le relais de l'appel d'offres effacement. Potentiellement, on pourrait très bien avoir un marché de capacité qui favorise le développement des effacements avec un certain volume réservé au développement de capacités décarbonées ou flexibles, et des plafonds de prix ou des niveaux de rémunérations supérieurs pour dynamiser la filière. Il est possible de fusionner les deux.

Sans me prononcer sur la solution du guichet ouvert, il serait préférable de disposer d'un mécanisme de soutien moins rigide et moins risqué que l'appel d'offres actuel. Celui-ci n'intervient qu'une fois par an. Une fois par an, il faut remettre une offre, éventuellement en anticipant le futur plan de développement pour indiquer à RTE combien de mégawatts on souhaite remplir. Ce n'est pas toujours facile. Un guichet ouvert a le mérite de coller un peu plus à la réalité du développement actuel d'un opérateur, mais d'autres modèles sont possibles. On peut améliorer le système actuel, qui a tout de même d'énormes vertus : il a eu notamment le mérite de dynamiser une filière non encore arrivée à maturité, mais qui est bien lancée.

M. Benjamin Bailly. - Nous avons mis en place depuis 2022 des appels d'offres pluriannuels, donnant une visibilité sur plusieurs années aux opérateurs d'effacement : en conséquence, nous avons vu les capacités en matière d'engagement multipliées entre 5 et 10, grâce à cette visibilité pour investir.

Nous sommes là pour construire plus de flexibilité à horizon 2030 -2035. C'est le rôle de l'État de donner une visibilité de volume et une stabilité de rémunération, pour que les acteurs puissent trouver les investisseurs pour accroître le parc et les usines.

M. Franck Montaugé, président. - Je voulais vous interroger sur votre écosystème et vos relations avec l'État sur ces enjeux considérables pour l'intérêt national.

Monsieur Bailly, vous appeliez de vos voeux l'intervention d'opérateurs experts pour que les opérations de flexibilité propres au consommateur leur soient neutres. Votre domaine comprend beaucoup d'innovation et de recherche. L'intelligence artificielle, ou du moins la gestion de données de masse tenant compte des caractéristiques des logements, des profils de consommation, permettra-t-elle d'aller dans le sens d'un pilotage automatique et presque transparent pour le consommateur, car adapté à l'enjeu d'économies ?

M. Benjamin Bailly. - Tout à fait. Nous le faisons déjà depuis de nombreuses années. Nous avons plus d'un million d'équipements connectés pour lesquels on remonte des données chaque minute. Nous avons donc collecté des tétramilliards de données que nos data scientists peuvent analyser pour que nous prenions les bonnes décisions afin d'optimiser la consommation d'énergie.

M. Franck Montaugé, président. - Où est alors le problème ?

M. Benjamin Bailly. - Il faut aller plus vite et avoir plus de visibilité, sur le long terme.

M. Franck Montaugé, président. - Ce serait le rôle des pouvoirs publics pour accélérer la mise en oeuvre de ces solutions ?

M. Sébastien Pialloux. - Les mécanismes de capacité et les appels d'offres effacement prennent fin respectivement fin mars et le 15 avril 2026. Il y a un risque de période blanche sur l'hiver 2026-2027 si une loi n'est pas votée à temps sur ces mécanismes.

M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie.

La réunion est close à 14h55.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de M. Pierre Jérémie, ancien directeur adjoint du cabinet de Mme Agnès Pannier-Runacher, ancienne ministre de la transition énergétique

M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Pierre Jérémie, en sa qualité d'ancien directeur adjoint du cabinet d'Agnès Pannier-Runacher, ancien ministre de la transition énergétique.

Avant de vous donner la parole, M. Jérémie, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pierre Jérémie prête serment.

M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons de 2035 et 2050.

Nous centrons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. Celui-ci est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?

Vous avez été au coeur de la décision publique en matière d'énergie et notamment d'électricité ; c'est pour cette raison que nous avons souhaité vous entendre. Nous souhaitons, en effet, éclaircir certains sujets à très forts enjeux pour l'avenir énergétique de notre pays.

Le coeur de notre audition va donc porter sur deux sujets : ce que certains appellent l'accord post-Arenh (accès régulé à l'électricité nucléaire historique) de novembre 2023, qui visait officiellement à réguler le prix de la production nucléaire d'EDF après 2025, et le difficile problème des concessions hydroélectriques.

Je dis « ce que certains appellent l'accord post-Arenh », car nous sommes nombreux à nous interroger non seulement sur le contenu réel, mais aussi sur la forme de ce qui nous paraît n'être qu'un pseudo-accord. Pourquoi avoir choisi cette modalité, très informelle et non concertée avec les autres acteurs intéressés, notamment le Parlement ? Pourquoi, surtout, avoir validé ce contenu, qui, loin d'assurer une régulation, semble consacrer une nouvelle libéralisation du marché de l'électricité ? Comment d'ailleurs est-on passé d'une régulation par contrat pour différence-, ou CFD (Contracts for Difference), négociée avec ardeur par le Gouvernement à Bruxelles, à une absence de vraie régulation, qui se caractérise notamment par une absence de prix plancher, pourtant sécurisante ?

Sur les concessions hydrauliques, comment sortir de l'immobilisme de quinze ans sur ce dossier, alors que l'électricité hydroélectrique est décarbonée, pilotable, rentable ? EDF semble prôner le passage à un régime d'autorisation ; cependant, les documents et analyses dont nous disposons semblent indiquer que c'est précisément le régime dont la Commission européenne ne veut pas. Vers quoi faut-il se diriger ?

Voilà les grands thèmes sur lesquels notre rapporteur et nos collègues vont vous interroger. Nous vous proposons de dérouler cette audition de la façon suivante : vous présenterez votre travail et vos réflexions en dix minutes, à la suite de quoi nous passerons à un temps de questions-réponses, en particulier avec notre rapporteur, puis par les autres membres de la commission.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Deux grands sujets nous intéressent dans votre audition : d'une part, le post-Arenh, les discussions qui ont eu lieu entre l'État et EDF mais aussi avec la Commission européenne à propos des éventuelles contreparties, qui pouvaient effrayer EDF, et, d'autre part, la meilleure façon de sortir du blocage dans lequel nous nous trouvons depuis quinze ans pour l'hydroélectricité.

Nous vous avons adressé des questions par écrit, nous avons reçu des réponses, mais nous tenions tout de même à vous recevoir.

M. Pierre Jérémie, ancien directeur adjoint du cabinet de Mme Agnès Pannier-Runacher, ancienne ministre de la transition énergétique. - Dans mon propos luminaire, je vais définir le champ et le périmètre de mon intervention.

En qualité de chef de bureau à la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC) chargé des marchés de l'électricité, puis de conseiller au ministère délégué chargé de l'industrie, et enfin en tant que directeur adjoint du cabinet de la ministre de la transition énergétique, j'ai effectivement eu à connaître pendant six années des questions que vous évoquez.

Mes fonctions s'inscrivaient dans le strict champ d'intervention des deux ministères en question, c'est-à-dire successivement assurer la réindustrialisation du pays et notre compétitivité-coût, puis assurer le succès de la transition énergétique et des engagements inscrits dans le discours de Belfort. Ces fonctions consistaient à apporter à la ministre et aux membres du Gouvernement les conseils qui me paraissaient les plus pertinents, sur le fondement de travaux reposant sur la micro-économie et l'économie de la régulation, d'analyses juridiques assises sur le droit sectoriel, la jurisprudence et les pratiques de la Commission européenne. Je me suis efforcé d'apporter dans ce champ les meilleurs conseils possible, en m'attachant aux exigences de rigueur méthodologique et critique, de stricte impartialité et d'honnêteté intellectuelle que commande l'importance des enjeux liés à ces questions. Je crois que les travaux sur ces deux thématiques ont été menés, pour ce qui concerne les échanges interministériels, de manière constructive et efficiente.

J'en viens maintenant au premier sujet que vous évoquiez.

Le 25 septembre 2023, le Président de la République a réaffirmé l'intention de l'exécutif quant à la régulation du marché de l'électricité en des termes non ambigus : « Il n'y a pas d'écologie qui soit compétitive si on a un prix de l'électricité dont on ne reprend pas le contrôle et qui, en quelque sorte, ne nous permet pas d'être soutenable à la fois pour nos entreprises et pour nos ménages. [...] nous pourrons en octobre véritablement annoncer les prix de l'électricité qui sont compatibles avec cette compétitivité et qui vont donner de la visibilité à la fois aux ménages et à nos industriels et avoir des prix qui nous mettent dans une situation tout à fait favorable et compétitive au niveau européen. »

Assurer un lien, tel qu'exprimé par le Président de la République, entre factures des consommateurs résidentiels comme professionnels et structure de coûts du système électrique est un objectif constant inscrit dans le code de l'énergie et réaffirmé par le législateur en 2010, en cohérence avec les objectifs de la loi de nationalisation de 1946 et le programme du Conseil national de la Résistance. Cet objectif avait fondé le choix d'une organisation monopolistique publique permettant de faire reposer les tarifs des factures sur des coûts.

Depuis 1996, les gouvernements successifs, quelque soient les majorités, ont choisi, en cohérence avec nos engagements européens, d'intégrer les systèmes électriques nationaux et d'ouvrir à la concurrence l'amont, c'est-à-dire la production électrique, et l'aval, c'est-à-dire la fourniture d'électricité aux consommateurs. Pour autant, rien dans le fonctionnement du marché de l'électricité, quelle qu'en soit l'organisation, ne garantit automatiquement de lien entre prix et coûts complets du système. Il faut donc choisir entre le fait d'assumer d'exposer le consommateur à des prix qui soient le reflet pur de l'équilibre entre offre et demande et le fait de mettre en place une régulation rétablissant ce lien après le jeu du marché. En effet, en micro-économie, la théorie de l'équilibre général a démontré, depuis le milieu des années 1950, que les prix ne sont égaux aux coûts de production que sous des conditions précises, notamment de concurrence parfaite et d'information totale des agents, conditions qui ne sont trivialement pas vérifiées dans la plupart des marchés de l'électricité de l'Union européenne, tout particulièrement en France. Affirmer ainsi que le simple fait de passer à des contractualisations plus longues, sans changement parallèle de la structure concurrentielle du marché ou intervention publique, ferait nécessairement converger les prix vers les coûts ne reposerait sur aucun fondement issu de l'économie scientifique et serait entaché d'une erreur de raisonnement.

Par surcroît, pour l'électricité, il est établi, depuis le milieu des années 1950, que les prix de marché sont, sous cette hypothèse de concurrence parfaite, dirigés par le coût marginal des installations. Ce n'est que sur le très long terme, avec des hypothèses de concurrence parfaite et de caractère adapté du parc d'installations, c'est-à-dire de l'équilibre entre centrales de pointe et centrales de base, que l'on peut garantir alors que les prix couvrent adéquatement les coûts fixes et donc les coûts complets du système. Il est évident que, d'une part, il n'existe pas de concurrence parfaite sur le marché français et qu'elle n'est pas aisément réalisable, et que, d'autre part, le caractère adapté du parc impliquerait de n'avoir aucune rigidité à l'ouverture ou à la fermeture de centrales électriques, ce qui n'est pas non plus réalisable en pratique.

Au-delà de toutes ces considérations théoriques, en pratique, les prix de marché sont trop volatils, les technologies évoluent trop vite pour qu'il soit possible de figer un parc adapté et le marché ne peut donc à lui seul exprimer un juste prix assurant la stricte couverture des coûts complets. Une intervention publique est donc économiquement nécessaire pour assurer l'adéquation entre coût complet de production et prix payé par les consommateurs.

C'est à la ministre qu'il faut donner crédit pour le succès inespéré obtenu lors de la négociation du règlement Market design, le 17 octobre 2023, en Conseil de l'Union, qui a permis de doter le marché européen de l'électricité d'un cadre nouveau apte à intégrer l'ensemble des capacités décarbonées, grâce à un recours technologiquement neutre à deux couvertures de long terme :

- les Power Purchase Agreements (PPA), librement négociés entre producteurs et acteurs de marché ;

- et les CFD, contrats pour différence, intermédiés par les pouvoirs publics, en particulier pour les technologies les plus intenses en capital.

Ce cadre répond aux positions défendues lors de la négociation par les autorités françaises, aux positions défendues par EDF jusqu'en 2022 et au consensus des économistes du secteur. Il tire profondément les conséquences du retour d'expérience de la crise énergétique, mais également de l'impact des périodes de prix bas entre 2015 et 2019 sur le système électrique français et européen, ainsi que d'une décennie d'échanges entre les autorités françaises et la Commission européenne. Aujourd'hui, tous les États membres de l'Union ont ainsi la faculté d'impartir des contrats pour différence sur leurs installations, aussi bien existantes que nouvelles, nucléaires comme renouvelables, et d'asseoir les flux financiers qui en découlent sur leurs consommateurs. Au travers de ces contrats, le texte offre ainsi une possibilité de régulation, permettant de traiter les cas où le libre jeu du marché ne conduirait pas à dégager des prix égaux aux coûts, notamment en cas de concurrence imparfaite ou d'asymétrie d'information. In fine, cela permet de faire bénéficier durablement les consommateurs des justes coûts complets du système plutôt que des prix de marché volatils dépendant des coûts des centrales marginales. Dans le même temps, cela permet également, en période de prix de marché bas, de sécuriser les coûts complets des producteurs, notamment pour les technologies les plus intenses en capital. Enfin, cela permet d'assurer l'articulation entre ces couvertures et la participation de l'ensemble des volumes d'énergie au marché européen, parachevant ainsi son intégration nécessaire à notre sécurité d'approvisionnement collective.

Ce règlement constitue un cadre de marché résilient aux perspectives de la transition. En effet, selon toute vraisemblance, nous verrons lors de la transition les prix osciller de plus en plus entre des périodes de prix nuls ou négatifs, correspondant aux périodes où les centrales renouvelables non « dispatchables » sont marginales, et des périodes de prix dirigés par les quelques centrales fossiles subsistantes, de plus en plus élevés. Comme Réseau de transport d'électricité (RTE) nous l'avait indiqué lorsque j'étais encore en fonction, sans sécurisation du prix de l'énergie, ce risque-prix conduira à rendre plus cher l'accès au capital, tant pour les producteurs d'électricité - c'est d'ailleurs l'une des raisons de fond pour lesquelles on a recours à ce type d'instrument pour les technologies renouvelables - que pour les consommateurs, qui doivent investir dans la décarbonation ; or ils le font d'autant mieux qu'ils disposent de visibilité de long terme sur les prix de l'électricité et donc sur leur structure de coûts. Via cet effet sur le coût du capital, choisir un scénario plus ou moins régulé a ainsi un effet sur le prix de l'électricité et donc sur le coût pour la société de réaliser sa transition vers la neutralité carbone. Tel est le sens qui me paraît devoir être donné à l'expression du Président de la République que je citais précédemment.

Le cadre issu du règlement Market design offre ainsi à la France et à ses partenaires européens les facultés utiles au succès de sa transition énergétique au meilleur coût pour la collectivité, en cohérence avec le mandat donné par l'exécutif, tout en poursuivant l'intégration d'un marché unique européen de l'énergie.

C'est également aux ministres de porter la responsabilité des décisions prises pour le cadre français, qui ont conduit aux annonces de novembre 2023, au terme d'importants travaux interministériels. Je comprends que votre commission d'enquête a déjà sollicité et obtenu un ensemble exhaustif de notes et documents de travail que le cabinet, comme l'administration, avait produits pour instruire les différentes options possibles pour le cadre de marché français futur, éclairer les risques juridiques et les impacts pour les consommateurs dans leurs différentes catégories. Ces travaux témoignent des efforts visant à assurer une information exhaustive et impartiale des ministres sur ces questions, ainsi que sur les conséquences de leurs décisions. Ces documents et l'ensemble des travaux de votre commission permettent d'éclairer les enjeux comparés du modèle de marché retenu, non régulé, par rapport aux options régulées qui avaient également été considérées.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La France a négocié la possibilité de recourir à des CFD, y compris sur le nucléaire historique. Vous avez indiqué qu'EDF était d'accord avec cette position jusqu'en 2022. Que s'est-il passé ensuite qui l'a fait changer d'avis ?

M. Pierre Jérémie. - Je ne suis pas en mesure de dire pourquoi la position d'EDF a changé, mais, à ma connaissance, la position de cette entreprise était favorable à ce schéma jusqu'à la fin de 2022. Puis, à partir de 2023, le groupe a changé de position, en faveur d'une approche sans CFD.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ne savez-vous pas pourquoi ? Vos contacts à la Commission européenne vous ont-ils donné l'impression qu'il pourrait y avoir des contreparties importantes demandées à EDF si l'on adoptait le principe de CFD sur le nucléaire historique ?

M. Pierre Jérémie. - Sur la question de savoir quelle serait la nature des contreparties si un CFD était imparti sur le parc nucléaire historique, la Commission a souligné que toute aide d'État, quelle qu'elle soit - un plancher de prix dans un contrat pour différence, une recapitalisation future qui ne satisferait pas le test de l'» investisseur avisé », pour reprendre les termes de la Commission, une reprise de dette ou une aide au nouveau nucléaire -, dès lors qu'elle profite à une entreprise en position dominante, implique des « remèdes concurrentiels ». Cela découle directement du traité ; à cet égard, il faut citer les paragraphes 63 et 64 des lignes directrices de la Commission applicables en matière d'aide d'État au climat, à la protection de l'environnement et à l'énergie (LDAEE) : « L'article 107, paragraphe 3, point c), du traité autorise la Commission à déclarer compatibles avec le marché intérieur les aides destinées à faciliter le développement de certaines activités [...], mais uniquement "quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges dans une mesure contraire à l'intérêt commun" ».

L'application de cette condition négative nécessite premièrement une appréciation de l'effet de distorsion de l'aide en question sur les conditions des échanges. Par sa nature même, toute mesure d'aide engendrera ou risquera d'engendrer des distorsions de concurrence et aura un effet sur les échanges entre États membres car elle renforcera la position concurrentielle des bénéficiaires. C'est donc sous cet angle que la Commission considère la question.

Aux termes du paragraphe 68 des mêmes lignes directrices, « Même lorsque l'aide ne renforce pas directement le pouvoir de marché, elle peut le faire indirectement en dissuadant l'expansion des concurrents existants ou en provoquant leur éviction [...]. Il convient [donc] d'en tenir compte, en particulier lorsque la mesure de soutien cible un nombre limité de bénéficiaires spécifiques ou lorsque les opérateurs historiques ont acquis un pouvoir de marché avant la libéralisation du marché, comme c'est parfois le cas sur les marchés de l'énergie. » Le texte de la Commission est donc relativement explicite.

Pour cette évaluation, la Commission réalise ensuite ce qu'elle appelle un « test de proportionnalité » : elle met en balance les effets positifs de l'aide avec les effets négatifs qu'elle peut avoir sur la concurrence et sur les échanges. Un bon exemple de la manière dont la Commission applique ce critère est la décision SA 40454 datée du 15 mai 2017 relative à l'aide à la construction de la centrale à gaz de Landivisiau : « Dans sa décision d'ouverture, la Commission a rappelé que les LDAEE exigent que la mesure d'aide envisagée ne renforce pas indûment la position dominante de l'opérateur historique sur le marché. La Commission a ainsi rappelé qu'en France “les marchés de production et de fourniture d'électricité sont fortement concentrés et dominés par l'opérateur historique EDF, qui contrôle actuellement environ 85 % du marché de détail et plus de 90 % du marché de la production d'électricité” ». Ainsi, la Commission a toujours clairement exprimé que toute mesure d'aide, y compris le CFD, à un opérateur dominant, ce qui est le cas d'EDF sur le marché français, tant en amont qu'en aval, conduirait nécessairement à des remèdes concurrentiels.

En ce qui concerne la forme de ces remèdes, la Commission a effectivement un biais en faveur des remèdes dits a priori, c'est-à-dire garantissant par conception que l'aide ne pourra pas renforcer la position dominante indûment et ne nécessitant pas un contrôle continu. Cela s'oppose aux remèdes a posteriori, qui encadrent le comportement de l'opérateur mais supposent un contrôle continu de ce comportement par la Commission. Dans le cadre de remèdes a priori, un angle d'analyse particulier de la Commission réside dans la prévention des subventions croisées, qui consiste à s'assurer que l'aide à l'activité aidée est compartimentée et ne peut servir à développer d'autres activités du même groupe, donc à renforcer la position dominante dans d'autres secteurs.

Par conséquent, la Commission va étudier comment le CFD, s'il est imparti sur le nucléaire existant, peut être utilisé pour développer d'autres activités, afin de circonscrire cette aide.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Si le CFD a été négocié, c'était pour l'utiliser, sinon je n'en vois pas l'intérêt. Or, si le prix plancher du CFD correspond aux coûts complets du parc historique, en quoi cela renforcerait-il la position d'EDF ?

M. Pierre Jérémie. - En période de prix bas, les activités sous CFD ont la garantie de pouvoir exister en couvrant leurs coûts complets, alors que des activités ne bénéficiant pas de la même protection ne le pourraient pas. Cela crée une différence de traitement sur le marché.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est bien ce qu'il se passe pour les énergies renouvelables, non ?

M. Pierre Jérémie. - Oui, tout à fait.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Et quelles sont alors les contreparties demandées ?

Je ne vois pas bien en quoi cela renforce la position dominante de l'opérateur...

M. Pierre Jérémie. - Le fait que l'institution d'un CFD au profit d'une entreprise en position dominante renforce son activité électronucléaire en période de prix bas a toujours constitué un point d'inquiétude pour la Commission européenne. C'est sous cet angle qu'elle envisage la question.

Je peux comprendre votre perplexité et ce que je décris ne correspond pas à ma position personnelle ; c'est le reflet de ma compréhension de la pratique de la Commission.

On pourrait également arguer que la renonciation à de la création de valeur additionnelle en période de prix hauts - le CFD réserve aux consommateurs de la valeur en de telles périodes - est censée s'équilibrer avec la valeur apportée au parc en période de prix bas. On pourrait ainsi défendre qu'il ne s'agit jamais que d'une forme de péréquation entre différentes périodes temporelles, à l'instar de ce qu'il se passe pour la sécurité sociale : les périodes prix hauts paient pour les périodes de prix bas, même si la comparaison n'est peut-être pas très heureuse. C'est un argument que nous avions développé auprès de la Commission, quand j'étais à la DGEC, entre 2018 et 2020, mais nous n'avons pas réussi à la convaincre.

M. Franck Montaugé, président. - Je considère la position de la Commission comme stigmatisante à l'égard d'EDF et de son parc historique. Peut-on faire un lien entre l'abandon du recours à un CFD et l'abandon d'un démantèlement comme celui que prévoyait le projet Hercule ? Autrement dit, si EDF avait été démantelée conformément à ce projet, un CFD pour le nucléaire historique aurait-il été accepté par la Commission, puisque la position concurrentielle d'EDF aurait été moins dominante ?

M. Pierre Jérémie. - Très bonne question. Le lien avec Hercule a été évoqué à de nombreuses reprises dans les travaux interministériels de l'année dernière. Pour y avoir participé pendant deux années à la DGEC, tant en interministériel que lors des échanges avec la Commission européenne, je crois qu'il ne peut pas être déduit des travaux relatifs à Hercule que toute aide à EDF sous forme d'un plancher impliquerait nécessairement des remèdes structurels tels que ceux qui étaient envisagés avec Hercule. L'aide du CFD implique des remèdes concurrentiels dont le format reste à définir.

D'après ma compréhension, le détourage structurel du groupe était l'objectif visé par les promoteurs du schéma Hercule. Il s'agissait de structurer EDF autour d'une société mère à capitaux publics - EDF bleu, si j'ai bien compris -, portant les activités jugées les plus souveraines, au premier rang desquelles la production nucléaire française. Cette société EDF bleu aurait détenu une structure fille - EDF vert -, porteuse d'activités jugées moins stratégiques, dont on ouvrirait le capital à des investisseurs tiers afin d'en financer le développement. L'organisation d'ensemble et les activités placées dans Vert ou dans d'autres filiales de Bleu a beaucoup évolué au cours des échanges, il n'y a pas de grand schéma stabilisé, mais un point constant était que l'activité de Bleu se concentrait autour du nucléaire français et qu'elle demeurait à capitaux très largement, voire intégralement, publics.

Pour assurer la viabilité de ce schéma sur le plan financier, il était nécessaire de sécuriser la trajectoire financière d'EDF bleu, d'après ce que j'avais compris, en particulier en cas de prix bas. En effet, comme ce périmètre n'était plus intégré avec d'autres activités qui ont des revenus très stables dans le temps, notamment les réseaux ou l'activité commerciale, il était nécessaire d'apporter une sécurisation publique ; c'était ce que le CFD apportait.

Ce que montre donc Hercule, c'est que si l'on souhaitait réaliser une certaine restructuration du groupe, pour un certain nombre de raisons, il était alors nécessaire d'instituer une possibilité de CFD sur le nucléaire. Et pour que ce CFD réponde aux critères de la Commission, il y avait d'autres contraintes additionnelles dans cette évolution structurelle du groupe.

Toutefois, entendons-nous bien, l'objectif était de faire une opération de structure et c'était pour pouvoir faire cette opération que l'on cherchait à promouvoir le CFD. Si l'on part du principe que l'on souhaite autoriser les CFD et que l'on cherche les remèdes concurrentiels minimaux qui le permettraient, la question se pose en des termes nouveaux et le débat change de nature.

Par ailleurs, il y a, me semble-t-il, une autre erreur de raisonnement qu'il convient de corriger, c'est celle qui consiste à dire que toute réduction de l'intégration amont-aval - le fait de ne plus avoir l'amont et l'aval dans la même entité légale - conduirait nécessairement à une perte d'optimisation et de performance industrielle du groupe.

Il est exact, selon la théorie économique, que la cooptimisation de toutes les centrales à l'amont, c'est-à-dire le fait qu'il y ait un intégrateur centralisé qui choisisse les programmes d'arrêt des centrales de manière intégrée ou le fait de coordonner ce programme d'arrêt avec le programme du parc hydroélectrique, présente des gains pour la collectivité et qu'il est légitime d'avoir une coordination entre ces activités, sauf à mettre en place des mécanismes extrêmement lourds de mise en oeuvre de marché complémentaire. C'est, en revanche, beaucoup moins net pour l'intégration amont-aval, car le marché révèle en théorie toute l'information. Du reste, on observe que beaucoup de concurrents européens ou internationaux d'EDF, y compris parmi ceux qui exploitent des parcs nucléaires, ont une moindre intégration amont-aval, avec des entités spécifiques qui portent l'exploitation du nucléaire et d'autres la valorisation de l'électricité ; or leurs performances industrielles sont comparables ou supérieures à celles d'EDF concernant l'exploitation de leur parc nucléaire. Ainsi, le lien entre performance industrielle et intégration dans une seule et même entité légale me paraît devoir être, à tout le moins, discuté.

Si l'objectif est de permettre des CFD sur le nucléaire existant sans avoir un choix a priori d'organisation du groupe, la question se pose à l'envers et l'on entre alors avec la Commission dans une discussion de nature différente : étant donné le CFD, quel est le plus petit niveau de mesure organisationnelle qui permettrait à ce CFD d'être compatible avec le traité ? La pratique de la Commission est alors d'échanger avec l'État membre pour définir des remèdes, qui se situent le long d'une gradation :

- un placement des volumes issus du parc amont sur les marchés de gros selon des rythmes encadrés, sans nécessairement imposer de découpage structurel ; à ce sujet, on peut observer que la Commission de régulation de l'énergie (CRE) a constaté elle-même qu'il serait, dans une certaine mesure, nécessaire d'encadrer la manière dont les volumes nucléaires se placent sur les marchés de gros pour maintenir la sécurité juridique des tarifs réglementés après 2026 ;

- la mise en place d'une comptabilité séparée, en gardant la même structure légale et une mobilité du personnel, mais avec des périmètres comptables différents, afin d'en contrôler les coûts d'une manière transparente pour le régulateur ;

- une séparation structurelle entre amont et aval - c'est bien évidemment ce que les autorités françaises ne souhaitent pas -, dans laquelle de nombreux points devraient être discutés, comme les mobilités.

Bref, il y a toute une gradation, un spectre d'options, et c'est dans ce champ que se jouerait la négociation avec la Commission, afin d'essayer de préserver autant que possible l'intégrité structurelle du groupe, qui présente évidemment une sensibilité politique et sociale pour l'ensemble des parties prenantes.

L'exemple du nucléaire belge est à cet égard très éclairant. Electrabel a une position dominante en amont - selon la Commission, le marché reste encore très fortement concentré - et la Commission a pris à son sujet deux décisions. La première a été prise le 17 mars 2017, concernant la prolongation de trois tranches. La Commission n'avait alors pas imposé de remède structurel, elle avait simplement imposé que les volumes du nucléaire belge soient placés sur les marchés de gros de manière très encadrée et sous supervision des autorités publiques, avec d'autres mesures, notamment fiscales. La seconde décision date du 21 juillet 2023, dans le cadre de l'accord-cadre entre Engie et le gouvernement belge pour la prolongation de deux autres tranches, pour un coût estimé entre 1,6 milliard et 2 milliards d'euros d'investissement additionnel. Or cette prolongation est adossée à un CFD, donc c'est très éclairant pour nous. Il s'avère que, pour cette prolongation, il y a bien eu un détourage des deux tranches, qui a, d'ailleurs, été envisagé avant même que la Commission ne l'ait imposé, au stade de l'accord entre Engie et les autorités belges. On peut par ailleurs observer dans la presse que l'exécutif belge ne voit pas de difficulté à se prévaloir des conditions compétitives de son nucléaire régulé pour son attractivité industrielle ; en témoigne notamment un article dans le journal L'Écho du 11 mai dernier.

J'ajouterai deux points.

En premier lieu, selon les échanges que j'ai eus avec la Commission en 2023, le règlement Market design institue ce que l'on pourrait appeler une présomption de compatibilité : comme il existe une disposition dans le droit sectoriel permettant de recourir aux CFD, y compris sur le nucléaire existant à l'occasion des prolongations, la Commission devrait en tenir compte. Sans doute, les deux législations opèrent dans des champs séparés, mais il existe un lien de présomption entre les deux. Par ailleurs, le cas belge de prolongation de tranches nucléaires par un CFD constitue un précédent intéressant pour mettre en place ce type de schéma et peut refléter une doctrine de la Commission en matière de remèdes.

En second lieu, le CFD peut également, par sa conception même, apporter des remèdes proconcurrentiels. Prévoir un acheteur unique qui s'interpose entre le producteur et des fournisseurs est une manière d'y parvenir, parce que cela réduit le contrôle du producteur sur la manière dont il vend son électricité. C'est d'ailleurs ce que nous faisons pour les renouvelables et c'est ce que nous devrons faire lorsque nous mettrons en place les CFD bidirectionnels que nous impose le règlement Market design.

Une autre piste intéressante consisterait à creuser la doctrine de définition des marchés pertinents, afin d'examiner si le fait d'imposer un CFD ne fait pas évoluer la nature même des marchés sur lesquels EDF intervient. En effet, il existe un fil de doctrine en droit de la concurrence en Allemagne, selon lequel les volumes de production placés sous CFD ne sont pas considérés comme opérant sur le même marché que les volumes placés sur le marché libre. C'est logique, puisque l'acheteur des volumes sous CFD est l'État ou est complètement encadré par l'État, ce qui n'est pas le cas des volumes dont le producteur a la disposition. À cet égard, la Bundeskartellamt, l'autorité de concurrence fédérale allemande, dans ses décisions Stadtwerke Unna et MBB, qui ne sont pas traduites en français, a indiqué considérer que les volumes sous CFD relevaient d'un marché différent et donc que, sur le reste du marché, l'opérateur qui a ces volumes se retrouvait dans une position concurrentielle réduite. La Commission a conscience de cette interprétation en droit de la concurrence des autorités allemandes, puisqu'elle la cite sans conclure dans une affaire sur la concentration entre RWE et E.ON : c'est l'affaire M.8871 du 26 février 2019. À ce stade, la Commission ne paraît pas avoir retenu cette ligne d'interprétation, mais il faut savoir qu'elle existe et qu'elle permettrait d'utiliser favorablement un CFD pour réduire la position dominante à l'amont.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous avons le sentiment qu'EDF a eu peur de contreparties et a plaidé contre les CFD, car elle ne voulait pas de plancher. Les services de l'État ont-ils produit des simulations des conséquences de cet accord en cas de prix bas pendant une longue durée ? On a l'impression qu'EDF et le Gouvernement ont pensé que les prix resteraient élevés. Le prix de 70 euros par mégawattheure était intéressant. Y a-t-il eu des simulations de prix bas pour EDF et pour les consommateurs ?

M. Pierre Jérémie. - Le cadre annoncé en novembre dernier ne prévoit pas de prix plancher : en cas de prix bas, les consommateurs en bénéficient intégralement. C'est d'ailleurs l'un des atouts du cadre retenu pour les consommateurs. Pour ce qui concerne l'impact pour le producteur, il m'est difficile de commenter l'évolution actuelle des prix de gros, qui ont beaucoup baissé et qui se situent actuellement à des niveaux inférieurs au « coût CRE », c'est-à-dire à 60 euros de 2022 par mégawattheure pour tous les horizons postérieurs à 2026 sur les marchés à terme, car il faudrait les mettre à jour.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je ne vous demande pas de les commenter, je vous demande s'il y a eu des simulations.

M. Pierre Jérémie. - Je dispose à cet égard d'un jeu de transparents remontant à la période où j'étais en fonction, daté du 9 octobre 2023 et réalisé par les équipes d'EDF et timbré du groupe. Il est intitulé « Suite réunion de convergence n° 2 - Compléments » et je l'avais porté en annexe de la note du 11 octobre 2023 que la directrice générale de l'énergie et du climat et moi-même avions cosignée et qui avait été présentée en réunion interministérielle. Ces transparents montrent les effets sur la trajectoire financière d'EDF et pour les consommateurs de différents scénarios de prix, notamment d'un scénario de prix durablement bas - appelé « Indicatif prudent » -, qui correspond peu ou prou aux prix observés sur les marchés à terme depuis le début de l'année. Les transparents comparaient le scénario proposé par le groupe et celui de 270 térawattheures plafonné à 70 euros par mégawattheure, considéré comme intermédiaire à l'époque. Dans ces deux scénarios, de manière indifférente - comme il n'y a pas de plancher dans ces scénarios, dès que le prix de marché est inférieur à 70 euros, la situation est la même -, l'endettement financier du groupe atteignait 106 milliards à 107 milliards d'euros à la fin de la décennie. Or, la ministre l'a indiqué dans son audition, il était conventionnellement considéré que, au-delà de 90 milliards d'euros d'endettement financier net du groupe, on sortait d'un niveau soutenable.

Néanmoins, je le répète, mon champ était le droit de l'énergie et de la régulation sectorielle, non le pilotage financier des entreprises publiques, qui relève d'un autre ministère.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - À quel moment précis, selon vous, la position de l'État a-t-elle évolué, abandonnant la production de 270 térawattheures plafonnés à 70 euros par mégawattheure avec un CFD ?

M. Pierre Jérémie. - Il m'est difficile de vous donner une date, mais, en tout état de cause, les schémas reposant sur un CFD étaient encore envisagés début 2023. Nous avions produit un schéma relativement finalisé, qui avait été présenté en interministériel et qui était synthétisé dans un ensemble de notes, et ce schéma détaillé avait été représenté à la ministre par note du 27 juillet 2023.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La position a donc changé entre juillet et novembre 2023 ?

M. Pierre Jérémie. - À partir de l'été 2023, on s'est orienté vers des schémas sans plancher, considérant qu'EDF n'en voulait pas, notamment en raison de cette inquiétude sur les remèdes concurrentiels, sous les réserves mentionnées précédemment. Comment est-on passé de schémas de plafond, avec un certain volume de térawattheures à un certain prix, vers un schéma de plafonnement fiscal progressif ex-post avec une politique commerciale diversifiée ? Je dirais que cela s'est fait de manière assez progressive dans la discussion à partir de septembre, mais à la toute fin, la négociation était menée par les ministres au plus haut niveau, donc je ne participais pas à l'ensemble des échanges.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Avez-vous une idée de la façon dont les éléments présentés par le ministre de l'économie et le président d'EDF pourraient être mis en oeuvre concrètement ? On a du mal à percevoir comment cela peut fonctionner en pratique.

M. Pierre Jérémie. - Il y a eu des interrogations substantielles sur la manière de faire fonctionner un système ex-post au sein de l'État mais également lors de consultations avec les principaux représentants des consommateurs. La CRE a également produit des écrits sur la meilleure manière de maintenir la réplicabilité, la transparence des pratiques commerciales de l'acteur dominant dans un système de prélèvements ex-post. Néanmoins, la ministre l'a indiqué lors de son audition, il y avait un précédent, le mécanisme fiscal de captation des recettes inframarginales, mis en place au cours des deux dernières années. Le fonctionnement pratique de ce dispositif incite à une certaine prudence, car il y a eu des difficultés à anticiper les montants concernés dans la programmation budgétaire, et la CRE a rappelé ses difficultés en matière d'équité concurrentielle s'il sert de façon pérenne au fonctionnement du marché.

Néanmoins, je n'ai pas identifié dans mes recherches de notes ou d'écrits produits par l'administration ou le cabinet soutenant l'option d'une approche ex-post.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - On ne sait donc pas comment cela va fonctionner, est-ce bien ce qu'il faut comprendre ?

M. Pierre Jérémie. - Il y a un mécanisme fiscal en place actuellement, qui présente des défauts mais qui est une esquisse de la façon dont peut fonctionner un schéma ex-post.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Faudra-t-il donc partir du schéma du prélèvement de la rente inframarginale ?

M. Pierre Jérémie. - C'est le comparable le plus proche dont nous disposions. Je n'ai pas retrouvé d'analyse technique expliquant pourquoi ce choix a été fait.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Le cabinet n'a-t-il pas été consulté sur ce sujet et le ministère de l'économie n'avait-il pas anticipé la mise en oeuvre de ce schéma ?

M. Pierre Jérémie. - La meilleure ligne d'analyse qui existe sur ce sujet est, à mes yeux, la note du 11 octobre 2023 que Mme Mourlon et moi avons signée, qui explicite les mérites comparés de schémas ex-ante de plafonnement de prix sur un certain volume et de schémas ex-post progressifs, et qui conclut en faveur de schémas de type 270 térawattheures à 70 euros par mégawattheure, tout en soulignant que, eu égard à la sensibilité du sujet, il convient de renvoyer la décision à l'échelon politique, discussion à laquelle je n'ai pas été associé.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous avons l'impression qu'il n'y a pas eu beaucoup de contrats signés. Cela va-t-il décoller, selon vous ?

M. Pierre Jérémie. - Il est difficile pour moi de vous répondre sur ce sujet, je ne suis plus en fonction depuis le 11 janvier 2024.

Néanmoins, je pense comme vous qu'il est important de faire un bilan quantitatif du déploiement de la politique commerciale, qui était au coeur de l'engagement scellé dans l'accord. Sur ce point, je comprends de la lecture de la presse qu'une mission a été confiée à MM. Janes et Darmayan, qui me paraissent présenter toutes les qualités pour mener cette analyse de manière transparente et impartiale.

Le 20 novembre 2023, j'ai proposé dans une note d'organiser un tel suivi du respect des engagements en matière de politique commerciale par des tiers indépendants, en analysant le déploiement des contrats par EDF et en veillant à prévoir une étude quantitative, car c'est une chose de compter le nombre de contrats, mais encore faut-il connaître les volumes concernés, s'il s'agit de lettres d'intention ou de contrats fermes, etc. Il a été choisi de ne pas procéder ainsi et de passer dans un premier temps par les organes de gouvernance du groupe ; je comprends qu'une mission a été confiée par le ministre Lescure à MM. Janes et Darmayan. Cela permettra de faire un bilan objectif.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - L'exemple américain de la régulation nucléaire me semble intéressant. Qu'en pensez-vous ?

M. Pierre Jérémie. - Je vous ai transmis une carte assez éclairante à cet égard. Avant de la décrire, je rappelle que, en économie, corrélation n'est pas causation : ce n'est pas parce que l'on observe une corrélation entre deux phénomènes qu'il existe forcément un lien causal entre eux. Néanmoins, l'exemple américain a une certaine valeur démonstrative, en tant qu'expérience réelle.

Aux États-Unis, pour la fixation des prix de l'électricité, le choix entre un modèle régulé et un modèle d'ouverture à la concurrence de la production et de la fourniture relève non du gouvernement fédéral, mais de chaque État. Ainsi, des États comme le Texas, la Californie, les États du nord-est ou encore des Grands Lacs ont choisi des schémas « unbundlés », comme on dit en bruxellois, c'est-à-dire avec une ouverture à la concurrence de l'amont et de l'aval, quand d'autres États, par exemple au sud-est, ont conservé des schémas tarifaires assis sur l'empilement des coûts de l'opérateur historique, ressemblant à ce que nous faisions en France jusqu'en 2012.

Ce qui est intéressant, c'est de superposer cette carte avec celle des parcs nucléaires : on observe que les États qui concentrent les fermetures de tranches nucléaires sont plutôt ceux qui ont des modèles d'exposition au marché de leurs installations de production, tandis que les États dont les parcs nucléaires se maintiennent, voire se développent, sont plutôt ceux qui ont des modèles de tarification par empilement des coûts. On peut citer deux cas topiques.

Le premier est celui de la Géorgie, où le producteur d'électricité, Georgia Power, pratique des tarifs qui ressemblent beaucoup aux tarifs bleu, jaune et vert que la France avait historiquement, propose des tarifs heures pleines-heures creuses, a presque des effacements de jour de pointe ; bref, cela ressemble énormément à ce que nous avons connu. Or cet État a des tranches nucléaires et en construit des nouvelles ; l'opérateur continue sa vie économique et poursuit le développement de son activité, tout simplement parce que les coûts sont, quoi qu'il arrive, couverts par les consommateurs et régulés par une autorité de régulation.

De l'autre côté, dans l'État de New York, il y a eu énormément de travaux pour essayer de maintenir le parc nucléaire local tout en exposant en même temps les tranches de production au marché. Beaucoup d'instruments complémentaires ont été utilisés - un mécanisme de capacité, une tarification carbone, tout un échafaudage théorique assez complexe -, mais, in fine, un fait demeure : c'est l'un des États où les tranches nucléaires ont fermé. La question de savoir si les tranches nucléaires de cet État demeuraient viables face à des prix de marché avait été examinée par les instances de gouvernance d'EDF en 2019, au moment de la cession d'une participation dans Constellation Energy, l'opérateur local ; on avait étudié comment des évolutions réglementaires potentielles du mécanisme de capacité de l'État de New York pouvaient affecter la viabilité de ces centrales.

Ainsi, ces réflexions comparées ont déjà eu lieu, même si, je le répète, une corrélation ne permet pas nécessairement de déduire un lien de causalité, d'autant que la situation économique des États américains diffère, que les contraintes réglementaires peuvent varier, de même que les choix politiques de sortie du nucléaire. Cela étant, cette superposition me paraît informative.

M. Franck Montaugé, président. - Du point de vue du prix pour le consommateur, que donnent ces exemples ?

M. Pierre Jérémie. - J'avais fait cet exercice pour la ministre, donc cela doit figurer dans l'une des notes que vous avez demandées. J'y décrivais la grille tarifaire de Georgia Power pour de gros consommateurs industriels. En tout état de cause, cette information est publique.

Du reste, en matière d'hydroélectricité, les grilles tarifaires d'Hydro-Québec sont toutes publiques également.

M. Franck Montaugé, président. - Les États sont-ils autonomes ? Comment se passent les connexions entre États ?

M. Pierre Jérémie. - Les États-Unis sont un marché intégré, ce pays est, à certains égards, mieux intégré que le marché intérieur européen, lequel, du point de vue économique, reste composé d'un ensemble de sous-marchés ayant chacun leur propre juridiction. En revanche, en matière d'électricité, l'intégration du système européen est allée beaucoup plus loin que l'intégration du système électrique américain. En pratique, le système électrique américain demeure subdivisé en plaques - soit à l'échelle d'un seul État, comme au Texas, qui est relativement îloté, soit à l'échelle régionale -, avec des flux d'électricité possibles entre plaques régionales. Néanmoins, le marché est nettement moins bien intégré qu'en Europe. À cet égard, l'intégration complète du marché européen au pas horaire et le fait d'être allé au bout de la démarche d'intégration de nos systèmes électriques nous apportent une bien plus grande sécurité d'approvisionnement. Nous le constatons, sinon annuellement, du moins régulièrement, quand le système électrique américain subit des black-out ou connaît des moments de tension extrême, alors que nous avons réussi à faire face à une crise aussi forte que la conjonction de la crise ukrainienne et d'un choc de disponibilité du parc français.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous pouvons passer au sujet des concessions hydroélectriques.

Il y a trois options : la mise en concurrence, réclamée par la Commission européenne, le système d'autorisation, pour lequel plaide EDF, et la quasi-régie.

Quel est votre sentiment pour sortir de ce blocage qui dure depuis quinze ans et qui empêche certains investissements ? Que préconiseriez-vous ?

M. Pierre Jérémie. - Sur le régime concessif hydroélectrique, j'avais produit une note assez détaillée, datée du 23 octobre 2023, qui résume l'ensemble des enjeux juridiques du sujet ; je ne sais pas si elle figure parmi celles que vous avez sollicitées auprès des archives.

Il convient, me semble-t-il, de reprendre l'ensemble du problème.

Le traitement du parc hydroélectrique français est effectivement un point historique de difficulté avec la Commission européenne dans tous les débats qui portent sur EDF et, plus généralement, sur l'organisation du marché français. Il y a eu deux mises en demeure successives de la Commission au cours des dix dernières années :

- une mise en demeure de la DG COMP, donc au titre de la concurrence, sous la référence 2015/2187 : cette mise en demeure est relative à l'attribution à EDF et au maintien à son bénéfice de l'essentiel des concessions hydroélectriques françaises et à sa compatibilité avec les articles 106, alinéa 1 - l'absence de maintien au profit des entreprises publiques d'avantages exclusifs contraires au traité -, et 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne - prévention des abus de position dominante - ;

- une mise en demeure de la DG GROW, donc au titre du marché intérieur, sous la référence 2018/2378, qui est relative au respect de la directive « concessions » ; cette mise en demeure fait suite à une première procédure de 2003 - on est donc dans le temps long... - et est relative au droit de préférence confié à EDF pour la suite des concessions. Ce droit de préférence a été éteint en 2008, quand les autorités françaises se sont engagées à mettre en concurrence, mais la mise en concurrence n'a toujours pas été réalisée.

Il y a donc deux sujets.

Le premier est un sujet de droit de la concurrence : la France maintient-elle au profit d'un acteur historique, au travers du mode de fonctionnement de ses concessions, un avantage exclusif qui protège indûment sa position dominante ? Là encore, il s'agit non de mon analyse mais de celle de la Commission.

Second enjeu : le traitement des concessions est-il compatible avec la directive 2014/23/UE dite « concessions » ? Aux termes de cette directive, lorsqu'un objet relevant du régime concessif arrive au terme de la concession, on fait face à une alternative : soit on remet en concurrence la concession, soit, par dérogation, on place l'objet concédé en quasi-régie. Dans ce second cas, le traitement de cette concession doit remplir, aux termes de l'article 17 de la directive, trois conditions cumulatives : le contrôle de l'État doit être analogue à celui que ce dernier exerce sur ses propres services ; plus de 80 % des activités de la quasi-régie doivent être exercées dans le cadre des activités concernées ; la quasi-régie ne doit pas comporter de participation de capitaux privés, à l'exception de capitaux privés n'ayant aucune capacité de contrôle ou de blocage.

Pendant très longtemps, comme la piste d'une mise en concurrence avait été plutôt exclue en France, au regard notamment de la très vive sensibilité du sujet pour les territoires concernés et les organisations syndicales, la seule piste restante était le placement en quasi-régie, qui permettait de consolider dans un seul bloc l'activité hydroélectrique. C'est du reste cette piste qui était envisagée quand j'étais en fonction à la DGEC, entre 2018 et 2020. Au demeurant, cette piste ne fait pas l'unanimité.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Aucune piste ne fait l'unanimité...

M. Pierre Jérémie. - En particulier, on peut observer que les organisations syndicales sont relativement prudentes quant à cette option, voire la refusent, car elles sont très attachées à l'intégration de l'activité au sein du groupe EDF. Les pistes envisagées historiquement peuvent être la nationalisation des barrages dans les trois entités respectives ou la mise en place dans un service d'intérêt économique général (Sieg), schéma pour lequel la Commission avait fait preuve d'une très grande fermeture quand nous l'avions envisagée pour le nucléaire existant.

Par conséquent, après quasiment dix ans d'échanges, les difficultés à trouver une solution pour sortir de ce débat par le haut ont conduit EDF à chercher d'autres pistes, notamment celle que vous avez évoquée et qui nous a été présentée au début de 2023. Il s'agissait de proposer la sortie du régime concessif - l'État reprenait l'intégralité des barrages en pleine propriété -, puis le transfert de plein droit des ouvrages de barrage au titulaire actuel de la concession, avec un droit de préférence, contre paiement, en cas de transfert avant l'échéance de la concession, d'une indemnité à l'État correspondant au montant annualisé des redevances restantes non versées ainsi que d'une soulte représentant la valeur de l'ouvrage définie par une expertise tierce.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Sait-on à quel montant cela correspondrait ?

M. Pierre Jérémie. - Je ne crois pas avoir eu connaissance à l'époque du montant correspondant au rachat par EDF des ouvrages.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quelques milliards d'euros ?

M. Pierre Jérémie. - Il m'est difficile de me prononcer sur un montant, puisque cela relève d'un autre ministère.

Je tiens tout de même à souligner que cette approche de bascule en autorisation est profondément disruptive du point de vue des principes. Il s'agit en effet de revenir sur le principe de placement au sein du domaine public inaliénable des ouvrages établis dans les fleuves, principe qui remonte non pas à la Révolution française mais à l'Ancien Régime, à l'édit de Moulins de 1567. Cet édit plaçait dans le domaine royal inaliénable les ouvrages fluviaux situés dans la juridiction du parlement de Paris. Ce principe est resté intouché par les législateurs depuis quasiment 500 ans.

Au-delà de cet argument d'autorité, on peut observer que nos prédécesseurs avaient choisi, voilà plus de cent ans, dans la loi Concession, un régime concessif, certainement pour des raisons de cohérence avec ce principe de propriété publique des ouvrages installés dans les fleuves.

Or il convient d'être prudent à l'égard des solutions nouvelles prétendant lever toutes les difficultés d'un problème auquel toutes les administrations successives et EDF ont échoué à trouver une solution pendant quinze ans ; par nature, les solutions miracles imposent une certaine prudence méthodologique...

Pour autant, cette solution paraissait intéressante et elle méritait d'être examinée avec diligence, car elle permettait, selon l'entreprise, de dépasser le débat sur la remise en concurrence des concessions et qu'elle avait déjà fait l'objet de présentations informelles par EDF vers l'externe. Il convenait de l'expertiser de manière approfondie.

Nous avons donc veillé à analyser cette piste de bascule en régime d'autorisation. À titre personnel, j'avais identifié un certain nombre de risques juridiques, sur lesquels je pourrai revenir si vous le souhaitez. Cela m'avait conduit à proposer à la ministre, avec le conseiller chargé de cette question, des éléments prudents en vue de son audition de l'été 2023 par la commission des affaires économiques et celle de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat sur ce sujet. On peut citer ces points.

D'une part, il y a les positions très tranchées de certains fournisseurs alternatifs, qui avaient qualifié cette approche de « provocation » et qui avaient signalé qu'il conviendrait en tout état de cause de trouver une solution à part pour la Compagnie nationale du Rhône, ce qui a pu être envisagé.

D'autre part, les risques juridiques que j'avais identifiés à l'été 2023 ont été confirmés par les analyses tant des services que des cabinets de conseil juridique du ministère. Une note d'avocat du cabinet Linklaters, qui figure probablement dans les documents que vous avez sollicités, montre qu'il existe des difficultés, d'une part, au regard de la liberté d'établissement figurant à l'article 49 du traité, puisqu'en réservant les barrages au bénéfice de l'acteur qui les possédait auparavant, on limite la capacité d'établissement de nouvelles entreprises dans ce secteur de l'hydroélectricité en France ; d'autre part, au regard du principe de transparence, parce qu'il n'y aurait pas de mise en concurrence quand le droit de suite serait utilisé. Là encore, c'est l'analyse de Linklaters du droit sectoriel, puisque l'article 3, alinéa 4 de la directive, dispose que les États membres doivent veiller à garantir « des conditions de concurrence équitables dans le cadre desquelles les entreprises sont soumises à des règles transparentes proportionnées non discriminatoires, notamment en ce qui concerne l'octroi d'autorisation ».

Il y aurait également un problème du point de vue du droit des aides d'État, puisque ces autorisations seraient transmises de plein droit à un prix qui ne serait pas fixé dans une procédure concurrentielle. La Commission avait des interrogations, qu'elle nous a ensuite confirmées, sur le fait que ce prix soit bien le reflet juste de la valeur des ouvrages et non pas un « prix d'ami ».

Enfin, il y avait des interrogations au regard du droit constitutionnel français, puisqu'il existait, selon Linklaters, un risque d'entorse au principe d'égalité, notamment parce que les candidats à l'achat des ouvrages n'étaient pas placés sur un pied d'égalité, ainsi qu'un risque au regard de la liberté d'entreprendre.

Il nous apparaissait donc que cette piste comportait un certain nombre de risques juridiques. À la suite d'échanges avec EDF, des contre-mesures avaient été envisagées, mais elles ne semblaient pas de nature à écarter ces risques, selon Linklaters.

Nous avons malgré tout souhaité approfondir la discussion avec la Commission et voir s'il existait un chemin de passage avec eux en dépit de ces risques. Nous avons eu un premier échange en novembre 2023, qui traitait de plusieurs sujets de manière exploratoire. Nous avons notamment parlé de l'accord que nous avons évoqué en début d'audition.

La question de l'hydroélectricité a, elle, été l'objet exclusif d'un échange avec la Commission le 15 décembre 2023, en présence des services du ministère de la transition énergétique, de représentants du ministère de l'économie et des finances et de représentants du groupe EDF. Lors de cet échange, dont vous avez sollicité le compte rendu, la Commission a apporté deux informations. La première est que la totalité des risques juridiques que Linklaters nous avait signalés dans la note que je vous mentionnais avait été identifiée. La seconde était une position de grande fermeture face à cette option.

Je reprends le compte rendu : « La DG concurrence indique que le problème est identifié depuis longtemps. Il serait plus sage selon elle de prendre le temps. Pour l'instant, la réponse est non, non et non. On peut continuer d'en parler pour voir s'il y a un chemin qu'on ne voit pas à ce stade, mais la réponse de la commissaire ne sera jamais oui, peut-être. À date, il n'y a d'argument ni en antitrust, ni en aide d'État en faveur de ce schéma. Si une solution doit être trouvée, elle ne passera pas par là. »

C'est sur la base de ce compte rendu que nous avons quand même décidé d'instruire cette piste, pour laquelle nous avions préparé des écritures législatives à inscrire dans l'avant-projet de loi sur la souveraineté énergétique. Il reviendrait ensuite aux ministres de poursuivre en conscience dans cette voie, d'assumer les risques juridiques et d'entrer en négociation avec la Commission pour essayer de trouver un chemin avec elle. Une autre option était de réexaminer la piste de la quasi-régie, la compatibilité avec la directive « concessions » étant indiscutable selon la Commission. La question était alors d'assurer la plus grande flexibilité possible à la gestion des RH, ce qui préoccupait au premier chef les partenaires sociaux : qu'advient-il des salariés entrés dans l'hydro en pensant pouvoir faire carrière dans les autres branches du groupe et qui voient leur évolution bloquée ? Cette préoccupation me semble légitime.

Ou alors, devons-nous aller vers la mise en concurrence, approche qui paraît ne présenter aucune acceptabilité politique et sociale ?

Tel était l'arbitrage qui devait être rendu, mais comme mes fonctions ont pris fin le 11 janvier, je n'ai pas la réponse.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Si vous étiez encore en fonction, diriez-vous que c'est la quasi-régie qui aurait votre préférence ?

M. Pierre Jérémie. - La quasi-régie présente davantage de sécurité juridique. La solution nous éviterait des discussions pénibles avec la Commission.

En revanche, elle a un certain nombre d'inconvénients, notamment sur le plan de la cooptimisation entre le nucléaire et l'hydro. Or il est légitime que le nucléaire et l'hydro puissent être cooptimisés. Cela apporte une valeur à la société.

Par ailleurs, il y a un sujet social, notamment à cause de la mobilité des salariés. La sécurité juridique me paraît quand même être la question prégnante. À travers différentes lois, nous avons cherché à apporter un peu de sécurité juridique pour débloquer les investissements dans l'hydro. Il convient en tout cas de trouver une solution rapide afin de faire les investissements nécessaires.

M. Franck Montaugé, président. - Vous nous dites qu'il n'y a aucune chance que le régime de l'autorisation soit mis en oeuvre et validé par Bruxelles. C'est très sensiblement différent de ce que l'on a pu entendre à l'occasion de certaines auditions.

M. Pierre Jérémie. - Mon opinion se fonde sur les derniers échanges que j'ai eus avec la Commission, le 15 décembre 2023. Ces échanges tendaient à conclure qu'il n'existait pas de chemin juridique pour faire fonctionner le mécanisme de bascule en autorisation. Il a pu y en avoir d'autres depuis, à un niveau plus politique.

J'ajoute qu'il y a un sujet tout particulier avec les concessions échues. La Commission n'admet pas le principe des délais glissants et que l'on ait maintenu la jouissance de la centrale au bénéfice de l'exploitant en place. La Commission considère qu'il n'y a pas de titre légal de présence sur ce barrage. Le fait de régulariser une telle situation les choque.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Et il y en a de plus en plus, j'imagine.

M. Pierre Jérémie. - Oui, en toute logique. Plus on attend, plus il y aura de vide juridique.

Le régime de la loi de 1919 est un régime de concession de 80 ans. Or il y a eu deux grands moments de l'hydroélectricité en France. Un premier dans l'entre-deux-guerres et un second dans les années 50 et 60. On vit aujourd'hui l'arrivée à échéance des concessions de 80 ans, donc mises en place jusqu'en 1944. C'est l'essentiel du stock. Viendra ensuite la vague qui a été lancée dans les années 50 et 60.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Est-ce EDF ou le Gouvernement qui ne veut pas de la mise en concurrence ?

M. Pierre Jérémie. - C'est difficile à dire. Cette piste de la mise en concurrence n'a jamais été évoquée comme une piste de travail envisageable par l'État ou le groupe EDF pour des raisons d'acceptabilité sociale et politique.

M. Franck Montaugé, président. - Est-ce que les questions sociales que vous soulevez pourraient trouver une solution législative ?

Qu'entendez-vous par cooptimisation ?

Est-ce que le coût des investissements varie en fonction de la formule retenue ?

M. Pierre Jérémie. - Il y a eu des travaux entre 2019 et 2021 dans le cadre d'Hercule, puisqu'il fallait bien trouver une solution si nous voulions avancer avec la Commission. C'était traité par un autre bureau que le mien à la DGEC, donc je n'ai pas les détails de cette voie et des réflexions qui avaient pu être conduites à l'époque.

Vous m'interrogez sur la cooptimisation. Lorsque l'on cherche à évaluer à quel prix une centrale hydroélectrique doit vendre l'électricité qu'elle produit à un instant donné, cette centrale hydroélectrique va se poser la question du coût d'opportunité. En soi, le fait de faire couler l'eau dans le tuyau et de la faire turbiner ne vous coûte quasiment rien en production. En revanche, il y a un coût d'opportunité, c'est-à-dire que vous n'aurez pas cette même eau plus tard, potentiellement à un moment où les prix de l'électricité seront plus élevés. C'est comme cela que l'on construit la logique de participation au marché d'une centrale hydro.

Là où les choses se compliquent, c'est quand la valeur du stock d'une centrale hydroélectrique est influencée par le stock d'une autre centrale hydroélectrique à côté, puisque celle-ci pourrait choisir de turbiner à un moment ou à un autre. C'est également influencé par l'état du stock des centrales nucléaires, qui peuvent fonctionner avec une puissance plus ou moins élevée selon que les prix de l'électricité sont plus ou moins hauts. Cet effet de la puissance sous-tirée dans un réacteur nucléaire sur la date du prochain arrêt pour rechargement est quantifiable dans le prix auquel la centrale va vendre son électricité. Ainsi, les choix d'arrêt pour rechargement des centrales nucléaires et de turbinage des centrales hydroélectriques interagissent. Pour créer le plus de valeur possible, il faut les coordonner. C'est tout l'objet de la cooptimisation, qui est beaucoup plus compliquée si les différents acteurs ne sont pas regroupés dans le même opérateur.

En aval de la centrale hydroélectrique, il peut aussi y avoir une centrale nucléaire qui a besoin de l'eau de la rivière pour son refroidissement. Il y a également des enjeux pour la navigation ou les exploitants agricoles. Tout cela rend nécessaire un couplage des différentes activités. La réponse peut se trouver dans des instruments contractuels. C'est ainsi que procède la Compagnie nationale du Rhône (CNR) avec les centrales situées sur le Rhône, mais une intégration est par nature plus simple. On sait faire sans intégration, mais une intégration est par nature toujours plus simple.

Enfin, le coût des investissements est identique, puisque l'on parle des mêmes actifs physiques. La ministre avait dû les évoquer lors de son audition l'an dernier devant la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat.

M. Franck Montaugé, président. - Je ne parle pas en valeur absolue, mais en fonction du cadre juridique retenu.

M. Pierre Jérémie. - Je ne pense pas pouvoir vous donner une réponse précise.

Spontanément, on a envie de dire qu'une quasi-régie gérée par l'État « comme ses propres services », présentant un très haut niveau de garantie par l'État, arriverait à se financer dans de bonnes conditions, comme la dette de l'État.

À l'inverse, le transfert en autorisation emporterait le financement aux conditions de financement d'EDF, mais elles ne sont pas forcément différentes. Cela dépend, me semble-t-il, de la manière dont est construite cette quasi-régie. Est-ce qu'elle est indirecte sous EDF ? Est-ce qu'elle est directe sous l'État ? La réponse n'est pas évidente.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - On peut penser qu'une quasi-régie serait transparente et que les résultats de l'hydroélectricité iraient directement pour l'État et non pas pour EDF. Il y aurait une rémunération du service, mais pas forcément le résultat.

M. Pierre Jérémie. - Encore une fois, il y a eu entre 2019 et 2021 beaucoup d'échanges sur les différentes modalités pour faire la quasi-régie : soit une quasi-régie directe, c'est-à-dire que l'on créait Hydroélectricité de France, intégralement détenue par l'État, soit une quasi-régie indirecte, qui était une filiale d'EDF dans laquelle l'État avait des droits de gouvernance particuliers. Ces deux schémas avaient été analysés, mais je n'ai pas les éléments détaillés puisque c'était géré par un autre bureau que le mien.

M. Franck Montaugé, président. - La question peut avoir du sens.

M. Pierre Jérémie. - Oui, elle est tout à fait légitime, monsieur le président.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je pense que vous étiez plutôt partisan d'une discussion plus large, un peu sur le modèle de la commission Champsaur. Pourquoi, in fine, l'État et le Gouvernement n'ont-ils voulu discuter qu'avec EDF ?

M. Pierre Jérémie. - En premier lieu, l'idée d'une négociation entre un propriétaire et sa propriété intégrale est quelque chose qui paraît assez contre-intuitif. En l'espèce, à ma connaissance, EDF ne négocie pas avec ses filiales.

Pour autant, il me semble qu'il y a deux raisons pour expliquer cette négociation. La première, c'est une réalité juridique. EDF demeure une société anonyme dont les mandataires sociaux sont tenus de protéger l'intérêt social, qui est distinct de l'intérêt de l'État. Il est compréhensible que la confrontation de cet intérêt social et de l'intérêt général impose une discussion.

La seconde est une réalité politique et sociale : l'EDF est ce que j'appellerais un corps social.

Sur la méthode, effectivement, il me paraissait important d'organiser une concertation large, très en amont, avec, dans le cadre d'une commission de consensus, l'audition de l'ensemble des parties prenantes du marché français de l'électricité - l'État, le régulateur, les producteurs, les consommateurs, etc. -, pour confronter les analyses et construire une vision partagée pour l'évolution du marché français. C'est, vous l'avez rappelé, le format de la commission Champsaur, qui a précédé l'adoption de la loi portant nouvelle organisation du marché de l'électricité, dite loi Nome, en 2010. Cela aurait été la commission Champsaur 3, la Champsaur 2 ayant eu pour objet le prix de l'Arenh. Elle aurait eu un mandat interministériel émanant, à l'époque, de la Première ministre ou des ministères concernés, et aurait pu capitaliser sur les travaux déjà existants, notamment ceux menés en interministériel entre 2019 et 2021 et ceux de la mission de l'inspection générale des finances et du Conseil général de l'économie (CGE), menés en 2021, pour imaginer comment relancer les travaux sur la régulation du système électrique français.

Par ailleurs, cette commission aurait pu comprendre des représentants des assemblées pour associer le pouvoir législatif aux travaux, ce qui était d'autant plus important qu'il aurait eu, in fine, vocation à recevoir une inscription législative.

Tel était donc le schéma que nous avions proposé par note, le 5 novembre 2022, à la ministre, schéma auquel elle avait donné son accord de principe. Je l'ai ensuite proposé à l'interministériel à plusieurs reprises, dans les réunions de suivi que nous avions concernant EDF. Il n'a pas été donné suite à cette proposition, sans que j'en connaisse les raisons. Je pense néanmoins qu'il y avait la crainte que les travaux de cette commission soient instrumentalisés par tel ou tel acteur à son propre profit.

En tout état de cause, la discussion que nous avons aujourd'hui et les auditions que vous avez pu réaliser démontrent rétrospectivement, me semble-t-il, la pertinence qu'aurait eue une telle commission de consensus, en particulier à l'heure où une clause de revoyure doit s'exercer. Nous avons plus que jamais besoin de réunir autour de la table l'ensemble des acteurs pour construire un schéma qui satisfasse tout le monde.

La réunion est close à 17 h 50.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.